Danube bleu

VIENNE, 2000

Maintenant que je suis seule, je m’inscris toujours à des voyages organisés. C’est idéal : pas d’énervement, pas de temps perdu, parfois de petites déceptions, mais quelle importance ?
Celui-ci sera mon premier voyage du millénaire. Au printemps. Vienne 2000. Une bonne idée de l’agence de voyage. « Regardez le XXI° siècle du haut de la Grande Roue ! »
Ainsi me voici dans un car très confortable, avec une voisine plutôt sympathique, une veuve naturellement, nous franchissons un canal jaunâtre, au son d’une musique qui porte à rêver. Se figurerait-on qu’en choisissant un voyage à Vienne – avec extension à Salzbourg – j’avais oublié l’existence du Danube !

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Valparaiso ou la vie maritime

VALPARAISO

« Seul sur le quai désert en ce matin d’été »

Les bruits du port emplissent mes oreilles et le vent caresse mon visage, un remorqueur sort de la passe, puis un bateau de pêche, environné de goélands, piailleurs comme ces enfants qui vous touchent les mains, les bras, vous harcèlent pour avoir quelques pièces.
L’air est frais encore, le soleil à peine a décollé de l’horizon, c’est le moment que je préfère, car tout est neuf, tout est à vivre, rien n’est joué, comme au début de notre histoire. La chaleur montera bientôt, avec le vent du sud, les odeurs fortes, gas oil et pourriture, poisson macéré, les jurons des hommes au travail.
C’est le poème de Fernando Pessoa qui me remonte à la mémoire. Pessoa n’est jamais venu ici mais pour saluer la fraicheur du matin et sa propre nostalgie, il a les mots que je cherche. Pour la solitude aussi.

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Avec des si

SIDI BOU SAÏD, 2016

Je n’aime pas les histoires qui commencent par si ; le conditionnel me déplait, les regrets m’ennuient et j’ai renoncé aux rêveries. Et pourtant, il me faudra dire SI.
D’abord, parce que c’est la première syllabe du lieu d’où je t’écris.
Sidi Bou Saïd.
Tu vois ?
Oui, tu vois sans doute, enfin, tu as vu, des maisons très blanches, un éblouissement parfois insupportable. Balcons de ferronneries délicats, tous peints en bleu. C’est la règle ici, le blanc et le bleu : pour le tombeau du saint comme pour les résidences cossues, ornées de bougainvilliers exubérants.
Tu es venue là, n’est-ce pas ? Enfin, j’imagine. Un de ces lieux que l’on appelle « incontournables ». Si avions voyagé ensemble, nous serions peut-être allés ailleurs.
Un peu trop refaites, ces maisons « traditionnelles », pas très vivantes – enfin, à mon goût – leurs propriétaires peinent à faire grimper leurs voitures luxueuses sur le pavé des rues étroites. C’était pour les sabots des ânes, ces pavés, du temps où les ânes portaient des paniers de dattes et de légumes qu’ils vendaient au cordonnier ou au ferronnier.

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Molly

LONDRES, 1980

J’étais heureux ce jour-là. Pour la première fois dans ma carrière de choriste : j’avais l’occasion de chanter « King Arthur » dans la patrie de Purcell et, de plus, à Covent Garden.
Une vraie consécration qui me consolait un peu de n’avoir pas encore décroché un contrat de soliste.
Les deux premières représentations avaient été magiques, la dernière promettait un somptueux acmé. Ensuite, ce serait l’Allemagne, puis Paris.
J’étais amoureux de la première soprano et, en attendant l’heure de l’ultime répétition, je déambulais dans Hyde Park, la tête sonnante du leitmotiv de l’opéra, des mots d’amour mêlés aux paroles du récitatif, tout pénétré des audaces harmoniques de Purcell, avec l’envie d’aimer toutes les femmes du monde.

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Poupées de laine

BUENOS AIRES

BA, 1976
Ils ont enfoncé la porte, braqué les lampes sur les visages. Les chiens aboyaient. Ils ont embarqué Pedro et Anna sa femme. Sales rouges, ils ont dit, sales terroristes. Et les enfants, où sont les enfants ? On les veut aussi. Mamita a supplié, pas les enfants, les pauvres innocents, prenez-moi plutôt. Un homme a ricané : pas besoin d’une vieille carne comme toi ! Il a attrapé Ricardo dans le hamac. T’inquiète pas la vieille, les enfants, on leur prépare un bel avenir. Ils ont rigolé. Non, pas l’enfant, pas Ricardo, a crié la vieille. Celle-là, ils ont dit en regardant Anna, elle est encore enceinte ? On va leur ôter l’envie de se reproduire comme des lapins dans la pampa, à ces tarés. Celle-là, on va l’envoyer en l’air.
En partant ils ont renversé du pétrole dans la pièce et mis le feu. Mamita a eu juste le temps de sortir Pedrito de l’armoire où elle l’avait poussé en entendant aboyer les chiens au loin. Par réflexe, elle a attrapé aussi son tricot. Elle a couru avec l’enfant jusqu’au Rio de la Plata.

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Tien an Men

BEIJING, 2006

A vrai dire, cette place est chargée, trop chargée, saturée, travaillée par des strates d’histoire. En quoi est-ce la mienne, cette histoire ? Moi qui ai presque toujours vécu loin d’ici.

Qu’est-ce qui vole ? Des fleurs rouges dans le ciel ?

Lui. Je le cherche des yeux. Comment le voir arriver parmi les milliers de gens qui se pressent ici ? Midi. Juin. Des tonnes de chaleur turbulente. Les fumées d’une ville géante qui n’arrête pas de remuer : pétarades de mobylettes, embouteillages de taxis dans les avenues, musique nasillarde, tintamarre de voix sans retenue. Les femmes s’abritent sous des parapluies rouges, elles protègent toujours leur teint du soleil. Des soldats piétinent lourdement.

Attendre.

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La nuit où le fleuve refléta l’infini

ARLES, 2016

Dernier verre avant fermeture. Sa main tremble légèrement quand il repousse la chaise.

Deux ou trois ivrognes endormis sur les tables. Personne ne les jette dehors… Quelques cris et puis plus aucun bruit.

Dehors la fraîcheur le surprend. La lumière du café cesse de l’accompagner et c’est un puits de silence qui se creuse dans sa tête.

Il reste un instant comme suspendu entre la lueur vibrante d’un réverbère et la nuit alentour. Est-ce une fuite ? il marche à grandes enjambées, aussi vite que le brouillard d’alcool le lui permet. Lire la suite >

Un rideau qui danse

            Mon regard est fasciné par la ville alanguie, étalée à nos pieds. Fenêtres ouvertes, rideaux gonflés par le vent. L’odeur de bitume et de pierre chauffée monte jusqu’à nous. La lumière est dorée et cette couleur va bien aux visages. Voici le Rhône. Près de l’eau, les platanes et les aulnes offrent des nuances de vert qui stimulent et reposent en même temps. Tout bouge en douceur.

C’est une ville à étages, à monuments, à vestiges. Une ville de plénitude du vivant. La lumière franche de juillet empiète longuement sur la nuit, puis, quand cette clarté cessera de rajouter du temps au jour, la vie nocturne prendra le relais.

Maintenant mon regard s’attache au visage de l’homme qui m’accompagne puis je reviens au paysage. En contre-bas, se trouvent des immeubles standard. Leur banalité même semble touchée par la grâce du soir d’été.

J’aperçois une femme qui écarte les lanières d’un rideau de plastique pour sortir sur un balcon.

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Fragments de la vie d’Enzo

1-       Le geste qui me sauve

 

J’ai toujours été timide et peu porté sur la conversation.

Trop effacé. Pas de personnalité.

Je raclais des pieds au fond de la classe. Je rêvais aux nuages, aux étoiles, à des soleils noirs. Je n’ai pas d’ami.

Trop petit. Pas beau. Pas comme les autres.

Le temps arrive de trouver un métier, ou au moins une occupation.

Rien ne l’intéresse, dit ma mère, en soupirant.

Elle veut que je vive dans la cabane au fond du jardin. Elle dit que je la dérange, que je suis somnambule.

Bon à rien, elle dit aussi. J’ai envie de crier, de répondre. Mais si, je sais faire …

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L’homme qui aimait les pierres

Son doigt s’était crispé sur la touche arrêt. Il ne pouvait en voir davantage.
L’écran éteint, il avait tenté de se tenir droit, vidé de toutes ses pensées. Ensuite il avait ouvert l’armoire et saisi l’objet.
Et puis il avait feuilleté le vieil album de photos, un sourire intérieur était revenu.

Enfance. Le petit bonhomme assis sur une pierre, environné d’une lumière excessive, à ses pieds un sol de poussière blanche. Debout à côté de lui, son père, une certaine de satisfaction de soi sur le visage. Plus tard, il l’avait détesté pour cela.
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Celle qui attendait l’été

Elle avait donné un coup de pied dans ses bottes pour s’en débarrasser, ôté ses chaussettes fourrées. Soulagée, elle ôtait maintenant avec vigueur sa tenue matelassée, arrachait presque les doux- vêtements thermolactyl.
Demain le printemps, affichait le calendrier.
21 mars. Elle aimait l’équinoxe. Ce moment suspendu, cette égalité furtive et précaire entre deux temps était pure jouissance. Elle préférait que l’on ne sentît pas son penchant pour le jour, sa hâte de le voir arriver, éblouissant vainqueur au jour du Solstice, à la fête de la lumière, sa fête. Elle était née un 22 juin.
Sa mère la retrouva qui grelottait sous l’abribus.
C’est trop tôt, ma fille, le temps n’est pas venu.

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Le traducteur

La mort de Luis causa une vive surprise. Une mort étrange, inattendue pour un homme qui toute sa vie avait été discret et sans histoires.

Sans histoires n’est sans doute pas une juste formule car Luis vivait des histoires des autres : il était traducteur.
Homme de routine en apparence. Habillé sobrement, plutôt solitaire. On ne lui connaissait aucune aventure amoureuse. Le corps des mots, le flux des phrases, voilà mes aventures, disait-il. Lire la suite >

S.Thala

Elle a lu dans un magazine deux ou trois choses sur Marguerite Duras.

Elle ne s’intéresse pas vraiment à la littérature, c’est plutôt la personne qui l’intrigue, sa manière tranquille d’évoquer ses amants, son frère,  son amour des lieux tristes.

Sans presque y penser, elle se retrouve à la Gare St Lazare, puis dans un train qui roule vers la côte normande.

Elle qui n’aime pas quitter Paris, surtout en automne, elle ressent l’étrangeté de la situation.

La gare. Il pleut à petites gouttes  sensibles, presque tièdes. Le jour commence déjà à baisser.

Elle court vers la plage.

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Anicet

The human body cannot existe without human bodies. Paul Auster, Sunset Park

A-t-il été caressé par une mère, une marraine, une nourrice ? Aucun souvenir dans sa courte mémoire.
Placé dans une famille d’accueil, puis une autre, encore une autre, à chaque fois rudoyé, à chaque fois rebelle, il insulte, frappe, griffe. On se débarrasse de lui. Non conforme. Finalement Anicet se retrouve encore dans un « foyer », assis sur un lit de dortoir, puis à une table où personne n’envisage de lui faire une place. En quatre ou cinq années d’école, plusieurs écoles, il a appris à un peu lire, sans jamais être écouté, encore moins félicité. A l’extérieur des classes, il reste dans un coin, échappant ainsi aux autres enfants, et le soir il retrouve un monde hostile. Il a vu dans un livre qu’un foyer est un lieu où brûle du feu, un lieu de chaleur et d’humanité, alors il doute du sens des mots et il sent son cœur se geler. « Le corps humain, a-t-il lu un jour sur un papier tombé d’une poubelle, le corps humain ne peut vivre sans les autres corps ».
Pourtant il aurait pu vivre sans la main bouffie qui s’abattait sur lui, sans le corps suant et soufflant, sans les coups de ceinture du père Fouettard, sans les gifles de la Cheffe, il aurait pu vivre sans le corps gras et mou de l’éducateur qui l’obligeait à partager son lit, vivre tranquille sans les coups reçus à la maison spécialisée, sans les coups de poings métalliques, sans les violences et les intrusions corporelles des caïds en prison. Sûrement.
Car Anicet est un être humain comme les autres, il lui manque seulement une rencontre sur la mode de la douceur et de la tendresse. Il a vu assez le monde pour se figurer l’effet produit par un un baiser, comprendre le sens d’une caresse mais il n’avait jamais éprouvé quoi que ce soit de ce type dans son corps. Il est brutal avec lui-même : a-t-il un autre modèle que celui de la brutalité ? Quand la nature parle fort, il se masturbe avec fureur, sang et sperme mêlés. Et à l’approche des autres, il préfère élever des barricades de protection et rester muet, autant que possible.
Il dort parfois dans la rue où il croise des chiens, jamais il ne tend vers eux une main, et n’en reçoit que morsures aux mollets.
Le voici qui erre dans une cité en quête d’un vélo sans antivol, d’un sac oublié ou d’une porte mal fermée, il entre dans un immeuble tranquille d’où s’échappe des bruits de télé, arpente un couloir grisâtre en poussant chaque porte. Au deuxième étage, tiens, c’est ouvert, il en est le premier étonné. Il entre dans un appartement sombre, chargé de menus objets, qui sent la cire, la lessive et l’oignon. Il regarde autour de lui, cligne des yeux, repére la cuisine.

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Pas un chat

Vous avez regardé les chats de la Medina, comme ils ont l’air heureux et bien portants ? En voici un assis sur un tapis de luxe exposé dans la rue, un autre qui prend ses aises sur un vieux carton, encore trois enroulés au-dessus d’une couverture de laine, voyez comme leur pelage roux et noir se confond avec les arabesques du tissu. Et quels repas ! D’une maison sort un plat d’arêtes de poisson qui leur est destiné, dans une autre ils vont quémander des restes de tagine, les plus voraces font leurs griffes sur les sacs poubelles.  Ils iraient bien jusqu’au port car l’odeur des sardines fait déjà frétiller leurs moustache mais c’est plus risqué ; c’est le domaine des goélands, bataillant autour des entrailles de poisson, la concurrence est rude, un coup de bec aurait vite fait d’assommer un chaton… Mais pourquoi leur disputer le territoire ? Après tout, ils étaient là avant eux …

 

Car autrefois il n’y avait pas un chat. Nulle part. Les chats n’existaient pas. Les humains étaient présents bien sûr, tels qu’on les connait : affairés, pressés, et, qu’il s’agît de s’enrichir sans mesure ou simplement de subsister, peu enclins au partage. Tous vivaient dans les chamailleries, la compétition et la guerre, toujours prêts à envahir le territoire d’à côté, à quereller leurs voisins, à crier sur leurs enfants, à clôturer leur terres, à brandir des armes pour défendre leurs propriétés. Rien à envier aux goélands. Ainsi, qu’ils aient vécu dans l’opulence ou dans l’indigence, fatigués de protéger leurs biens, ou d’envier ceux des autres, harassés par la concurrence, ils mouraient mécontents.

 

Mais, à dire vrai, certains préféraient ne pas entrer dans la course et s’agitaient le moins possible. Ils avaient trouvé une parade : ils dormaient les trois quarts de la journée, et quand ils s’éveillaient, travaillaient juste ce qu’il faut pour ne pas mourir de faim. D’autres ne faisaient rien du tout, se suffisant des restes que les repus, les trop pressés abandonnaient sur place, leur repas à peine entamé. Ces dormeurs, ces rêveuses étaient aussi poètes et philosophes : on les voyait jouir du soleil, chanter doucement, danser ou bien rester tranquilles, jambes croisées, avant de se recoucher, les plus fortunés sous des baldaquins de soie, les autres allongés au sol dans une ruelle ou au fond d’un tonneau. Ils parlaient peu et ne faisaient de mal à personne.

 

Ce qui causa leur perte, c’est que, sans même l’avoir souhaité, ils furent imités. Un petit nombre d’agités, et de querelleurs, en regardant les partisans du sommeil, eurent envie de se calmer, de ne plus invectiver leurs proches et même de renoncer à l’accumulation de biens pour vivre tout simplement et dormir beaucoup, rêver peut-être.

C’était trop. Ces bons à rien feraient donc des adeptes ? Il fallait réagir car toute la machinerie humaine qui fonctionnait si bien, ce tissu de nerfs tendus, de flux organisés, d’échanges inégaux, de surenchère permanente se trouverait alors menacé.

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L’Île aux surprises

En l’honneur de Jacques Roubaud
Pour Jacques Dubois

 

J’ai toujours aimé les îles

 

Je connais l’île d’Yeu

L’île aux Moines

Mais pas l’île du Diable

 

Je connais l’île de Ré

Mais pas l’île de Mi

Je ne veux pas voir les îles de Do

 

Je connais Groix Belle Ile et Houat

Hoedic la Corse et l’île de Batz

Mais pas Oléron

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Une journée très ordinaire

L’aube pointe au volet. Cinq heures, cinq heures et demie ? Je ne dors plus.

Une première salve de toux. C’est mieux quand je dors, mais, là, impossible. Fini pour aujourd’hui, le havre du sommeil et le noir de la nuit. Alors.

La lueur se fait insistante

Me lever, mais pour quoi faire ?

Pour voir quoi ?

Le soleil comme chaque jour surgira de la montagne pour éclairer la plage.

La plage, entre mangrove et falaises, des kilomètres de sable blanc, blanc comme une peau pâle, comme les opales qui s’échangent contre des dollars à mon bar. Je la connais par cœur, la mer étalée, comme venue des collines lointaines, appuyées sur l’horizon.

Horizon fermé. Oui, fermé, nous vivons au fond d’une baie. Exceptionnelle, d’accord. Comparable à celle de Rio de Janeiro, pourquoi pas. En plus calme. C’est ce que je raconte aux touristes mais moi je ne regarde plus. Ni la mer trop lisse, ni les collines trop loin, ni la courbe de la côte. Trop connu, trop vu, la routine. Lire la suite >

Un retour

L’avion s’arrache du sol. Joss et Léa se regardent en souriant et se penchent pour voir par le hublot l’île rapetisser. Sur les pentes des montagnes, les nuages s’accumulent que l’avion dépasse pour émerger en pleine lumière, et maintenant il fonce dans le bleu. Joss montre à Léa, au-dessous d’eux,  le cordon d’écume et le sable clair, le vert éclatant de la végétation.

Et puis c’est l’océan comme une soie lisse. Léa ferme les yeux.

– Qu’y a-t-il sous tes paupières ?

– Sous mes paupières les hibiscus au fond du jardin, les lézards sur le mur que poursuit le chat, Monette avec sa robe à fleurs qui nous serre sur son cœur, l’ombre du banian …

–  Les bananes serrées les unes contre les autres que je détache encore vertes, les enfants des voisins jouent sur la varangue, continue Joss, le jacaranda perd déjà ses fleurs mauves, le bruit des mangues tombant sur le toit de tôle, le cri du coq et les chiens qui aboient tout le temps, le soleil répandu sur la mer… Lire la suite >

Des câlins sur la banquise

Je m’appelle Noël Lepers. Ne riez pas. Ou plutôt si, amusez-vous, comme moi, qui ai le sens de l’humour, tout en étant quelqu’un de sérieux. Pensez-donc, je suis un scientifique reconnu. Un chercheur. Spécialiste de la vie animale : j’étudie les manchots.

Voilà qui me vaut de vivre environ dix mois sur douze en Terre Adélie.

Ne faites pas cette tête-là, regardez plutôt tout en bas de votre planisphère. L’Antarctique. Je vis sur la banquise. Et réjouissez-vous : je vais vous raconter une histoire singulière qui vient de m’arriver. Comprenez d’abord que je vis dans l’harmonie du blanc, sous mes yeux les icebergs, gigantesques glaçons scintillants, autrement précieux, croyez-moi, que ceux que vous mettez dans le pastis. Je suis à la tête d’une petite équipe, moi le plus ancien, le responsable, le chef, quoi. Chercheurs et techniciens. Notre laboratoire est situé sur la base BGM, à cinq cents kilomètres environ du pôle magnétique, je vous parle du Pôle Sud, bien sûr. Vous pouvez regarder, il n’y a pas d’endroit plus reculé pour une population humaine. La vraie population, c’est celle d’innombrables phoques nageant sous la glace et surtout de milliers de « manchots empereurs ». A cause de cet isolement, notre mode de vie demande de la discipline. Dans un milieu extrême comme  la banquise on n’a pas droit à l’erreur, – 40, ça ne pardonne pas : respect des horaires de travail, interdiction de sortir seul.

Les mois d’hiver, le soleil émerge du brouillard pendant moins d’une heure, rase la banquise et se rendort, mais l’été, il éblouit la glace, la fait scintiller, la rend transparente et nous offre souvent un ciel vert d’aurore australe, déployant de  féériques draperies.

Maintenant imaginez les manchots. Des oiseaux. Oui, ce sont des oiseaux sans ailes, juste des moignons, des oiseaux qui se tiennent debout comme vous et moi, vêtus de noir intense sur le dos et la tête, avec un ventre tout blanc, blanc comme la neige où ils circulent, en colonies piaillantes. Voyez les maintenant, pêchant sous la glace comme des phoques, dans une eau que le froid bleuit… Vous l’aurez compris, je n’échangerai ma place avec personne. La banquise est toute ma vie, même si la solitude parfois me ronge. Mais j’ai ma philosophie, et le souvenir cuisant de – comment dites-vous ? – oui, de déboires sentimentaux. Jadis. N’y pensons plus.

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Sans ménagement

Quitter cet appartement s’impose : Anabel en a trouvé un autre, idéalement placé, plus proche de la mer. Il faut donc déménager. Elle prend en charge ce qui me parait une corvée assommante. C’est l’occasion de changer, dit-elle, d’éliminer (éliminer quoi ?) et puis, avec cette entreprise qui nous livre des cartons spéciaux, c’est facile.

Elle commence par le plus basique des rangements, enfin c’est ce qu’elle affirme : les livres. Il suffit de les placer bien à plat dans les plus petits cartons. Mais quand elle doit tout étiqueter et mettre en liste,  elle se heurte à la question du classement.

Ce n’est pourtant pas la bibliothèque de Babel, presque infinie, imaginée par Borges. J’ai l’habitude de laisser mes livres dans l’ordre d’acquisition, je n’en ai pas beaucoup et moi, je les retrouve toujours.

Je les classe par ordre alphabétique, déclare-t-elle. Tu aurais dû faire cela plus tôt.

J’ignore le reproche.

Pas de problème.

Mais faut-il séparer les essais des romans ? Regrouper les polars ? La SF ? Lire la suite >