L’homme qui aimait les pierres

Son doigt s’était crispé sur la touche arrêt. Il ne pouvait en voir davantage.
L’écran éteint, il avait tenté de se tenir droit, vidé de toutes ses pensées. Ensuite il avait ouvert l’armoire et saisi l’objet.
Et puis il avait feuilleté le vieil album de photos, un sourire intérieur était revenu.

Enfance. Le petit bonhomme assis sur une pierre, environné d’une lumière excessive, à ses pieds un sol de poussière blanche. Debout à côté de lui, son père, une certaine de satisfaction de soi sur le visage. Plus tard, il l’avait détesté pour cela.
Maintenant, c’est avec tendresse qu’il le regarde, ce père, désormais – et pour toujours – son cadet.
Plutôt rare, une photo de lui. Sur les autres clichés, on voit parfois sa mère. « Mets-toi là, Thérèse, pour l’échelle … » Ton père est « amoureux des vieilles pierres » soupirait Thérèse.
Il photographiait sans relâche sites et monuments. A chaque fois, au retour, un album de clichés noirs et blancs, bien rangés, datés, sous-titrés.
Il y avait Rome, Arles et Agrigente. Des temples et des colonnes brisées, Thérèse, pour l’échelle, l’enfant un peu maussade sur fond d’amphithéâtre. Il croit entendre encore le discours pontifiant qui lui était destiné.

Mais cette photo-là est différente. Pas le cliché, noir et blanc, peu habile, surexposé comme tant d’autres. Non, le souvenir. Il connait la date : 1960. Lui, l’enfant, il a 9 ans. On voit à l’arrière-plan une colline.

Ce voyage-là, ineffaçable.
Il a 9 ans, il prend conscience de la beauté du monde. Ce choc, il le doit au désert. Et à ce temple immense, encore dressé, blanchi par un soleil féroce. Cette ville en ruines, il la sent vivante. Elle abrite des âmes. Et les lézards couleur de sable, les herbes vivaces, les oiseaux du désert perchés sur les fûts des colonnes, le lui disent aussi. Ce qu’il caresse de sa main, ce marbre veiné, c’est l’épaisseur du temps.
Cet éblouissement avait orienté sa vie. Il serait archéologue.
Il avait réussi.
Il était devenu spécialiste de l’urbanisation antique, avait travaillé sur les rives de la Méditerranée, puis au Moyen-Orient. Une mission lui avait permis de retourner sur le lieu de la révélation, avec l’équipe qui explorait le système hydraulique, secret de la cité surgie en plein désert.
A l’intérieur de l’homme sérieux, intégré au groupe de chercheurs, c’est un petit garçon émerveillé qui avait couru entre les vestiges.
Et puis le temps avait coulé, sans lui donner la patine des vieilles pierres, mais peut-être une certaine sagesse : désormais il restait souvent chez lui, solitaire, regardait la télévision, classait les albums de famille, lisait les publications des autres.
Avait-il jamais été amoureux si ce n’est de Zénobie ou de la Reine de Saba ?
Thérèse était morte depuis longtemps, le père aussi.

Il avait suivi avec passion les évènements d’un certain printemps. Avec espoir que cela s’arrête, espoir de retourner là-bas.
Mais la guerre ne s’était jamais arrêtée.
Il redoutait jusqu’à l’effroi de la voir tout broyer. Les mois avaient passé, puis les années sans que cet effroi le quitte. Il se forçait à regarder les images de catastrophe : ces champs de ruines modernes faits de misérables gravats, lambeaux de tapisserie, tôles tordues, manteaux de poussière. Les maisons écorchées vives lâchaient sous les tirs des grappes d’enfants qu’elles ne pouvaient plus protéger.
Il avait acheté une arme, appris à l’utiliser.
Depuis que les ennemis menaçaient de détruire la ville, il regardait une chaine d’info en continu. Il ne faisait plus rien d’autre. Sa ville, cette mémoire de l’humanité, anéantie ?
C’était imminent. Sauf un miracle. S’il avait su prier, il aurait prié, prié qui ?
Mais il n’y avait rien à faire, l’impuissance était totale.
Sauf aller chercher l’arme dans l’armoire.
Ils avaient pris les champs gaziers et la ville moderne. Un combat venait de tuer encore des enfants. Pourraient-ils pilonner la ville, réduire les temples en poussière ? Comme ils s’en vantaient sur la vidéo de propagande?
Dès qu’il poserait son doigt sur la touche « marche » de la télécommande, il le saurait.

Auparavant il aurait fait rentrer le canon du revolver dans sa bouche.
Tout exploserait en même temps.

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