Danube bleu

VIENNE, 2000

Maintenant que je suis seule, je m’inscris toujours à des voyages organisés. C’est idéal : pas d’énervement, pas de temps perdu, parfois de petites déceptions, mais quelle importance ?
Celui-ci sera mon premier voyage du millénaire. Au printemps. Vienne 2000. Une bonne idée de l’agence de voyage. « Regardez le XXI° siècle du haut de la Grande Roue ! »
Ainsi me voici dans un car très confortable, avec une voisine plutôt sympathique, une veuve naturellement, nous franchissons un canal jaunâtre, au son d’une musique qui porte à rêver. Se figurerait-on qu’en choisissant un voyage à Vienne – avec extension à Salzbourg – j’avais oublié l’existence du Danube !

Cette première traversée n’est évidemment que celle d’un ersatz de fleuve : le canal qui passe dans cette partie de la ville étroit, sinueux, ne mérite même pas le nom de Danube. Cependant que dédaignant le Hilton, sans doute trop excentré, le car s’arrête dans la Taborstrasse devant la modeste façade de notre hôtel : L’Hôtel du Danube. Installation. Rappel du programme. On commencera par faire le Hofburg, puis le musée d’Histoire et la galerie d’Art autrichien. Très bien. Lorsque Jean était encore de ce monde, c’est lui qui composait les itinéraires, en amateur éclairé de peinture et connaisseur en musique (qu’il se croyait). J’avoue que, tout en étant assez docile, j’ai parfois traîné les pieds et lui ai fait sentir par une humeur maussade que la musique classique me barbait, et que, pour moi, ces tableaux historiques se ressemblaient tous.
Comme c’est étrange, l’envie me prend de regarder les peintures des musées comme de vieux compagnons de route, à cause de toutes ces années passées avec Jean.
Pour éviter de me laisser envahir par la nostalgie, je propose à ma voisine de m’accompagner en ville pour une petite promenade. Les vieilles personnes épuisées par le voyage pourront s’allonger sur leur couvre-lit de cretonne marron, moi, j’ai encore de l’énergie. Elle s’appelle Vivette, comme c’est charmant (et redoutable), elle est rieuse et malicieuse, pour un peu je lui parlerais de mon Danube.
Car un souvenir me revient depuis que nous avons franchi le canal. C’est un disque noir, un78 tours en vinyle, qui tourne sur une platine, avec une étiquette rouge et or au centre, un objet rare. Ma mère le sort avec précaution d’une pochette en mauvais papier. Et voici une musique délicieuse que je fredonne, qui me fait tourner sur moi-même, dans une robe à volants, avec de la dentelle pour le corsage, une robe en mousseline, mais oui, faite sur mesures par ma marraine. Robe de demoiselle d’honneur, s’il vous plaît, et je danse « Le beau Danube ». Danubeu-bleu, fleuve merveilleux, tsoin-tsoin, toin-tsoin, Danube bleu … J’ai oublié la suite et je ne sais pourquoi le tsoin-tsoin me donne tant de bonheur. Vivette me regarde un peu surprise, touchée de ma joie, car c’est une femme de cœur, mais nous voici sur le Graben.
Le Graben, c’est le cœur bruissant de Vienne, avec cet immense monument de mort et de force vitale qui célèbre la défaite de la peste. Comme c’est étrange, la peste est représentée à la fois comme une vieille femme au squelette à peine caché sous la peau et comme un athlète difficile à vaincre. Ainsi, le squelette qui s’écroule sous les lances des anges est par endroits pourvu de muscles qui symbolisent sa force. J’entends d’ici mon cher Jean : « un chef d’œuvre du baroque, quelle tension et quelle vitalité… » et je m’efforce de voir avec ses yeux, pour ne pas penser à ce qu’il est maintenant, au triomphe de la mort sur lui. Vivette s’extasie et s’amuse du filet qui protège l’œuvre d’art des outrages des pigeons.
L’ensemble de la place m’émerveille : il y a des terrasses de café moquettées en rouge et or, des palmiers – plutôt incongrus – des boutiques pleines de petites maisons en porcelaine et de pâtisseries roses, d’innombrables badauds.
Vivette, allons goûter le café à la crème fouettée. Heureusement, dit-elle, j’ai quitté ma période macrobiote, je prendrais bien un chocolat. Nous nous asseyons et j’écoute une rumeur de paroles dont le sens m’échappe complètement. Tant mieux. Je regarde les jeunes hommes, certains vêtus de pelisses noires, la mèche sombre sur l’œil, grands et mélancoliques comme Werther. Mais à vrai dire, l’ensemble de la population est plutôt d’âge mûr.
Voici que s’approche un étrange vieillard : tassé, voûté, il est vêtu d’un uniforme noir dont la veste est entièrement couverte de médailles militaires, aux rubans colorés, qui tintinnabulent à chacun de ses pas hésitants. Machinalement, je mets la main sur mon appareil photo, puis me retiens. Son visage est effrayant sous sa casquette galonnée parce qu’on y voit déjà la mort et ses yeux sont voilés. Il sourit cependant, en s’adressant aux uns et aux autres. D’où sort-il, celui-là, dis-je à Vivette ? Il a l’air d’avoir cent cinquante ans ! Un rescapé des tranchées ? Un officier de Bismarck ? Vivette s’amuse car je crois qu’elle n’a pas perçu comme moi le squelette perçant presque la peau ridée, la mort sous les épaulettes. Un ancien de la Wehrmacht,peut-être, dit-elle, quand j’y pense, comme le temps passe, la dernière guerre, c’était il y a maintenant … soixante ans ? Je le sais, j’y étais, ajoute-t-elle malicieusement, j’étais un tout mignon bébé… Et moi donc, je m’en souviens un peu. Nous rions maintenant de notre grand âge car nous avons l’impression d’être si jeunes avec nos moustaches de crème fouettée et les lits de pensionnaires qui nous attendent à l’hôtel du Danube.
C’était un grand événement qui avait fait naître la robe à volants sous les doigts de Clara : elle se mariait et il n’était pas question d’acheter une robe de confection. Pas plus pour elle que pour moi, sa demoiselle d’honneur. D’ailleurs où en aurait-on trouvé ? Clara était la meilleure amie de ma mère, sa seule amie, et elle était ma marraine. Je n’ai pas vraiment de souvenirs de la noce : on m’a raconté que j’avais dansé comme une petite folle jusqu’à l’heure du couvre-feu, on m’avait portée ensuite sur un fauteuil où j’avais dormi roulée en boule, sans souci des chuchotements des adultes. Sur les photos, j’ai l’air radieuse avec mon cavalier. Il est bien plus âgé que moi, il a déjà six ans, et porte un costume noir, sans doute celui de sa petite communion. On ne voit pas beaucoup ma mère sur la photo, elle est un peu cachée, pourtant on lui avait trouvé un cavalier, à elle aussi, un vague cousin du marié, déjà chauve. Quelle idée elle a eu, quelques années après, de l’épouser, celui-là ? Car, tu sais, Vivette, je n’ai jamais eu de père, sauf si on considère que Jean, mon mari, d’une certaine manière, évidemment…
J’avais tellement aimé la valse du Danube que ma mère la remettait toujours pour moi sur le phono. Je réclamais alors la robe à volants et je tournais, je dansais jusqu’à étourdissement complet. Ma mère rêvait de me lancer dans une carrière de danseuse étoile et, plus modestement, elle chercha pour moi un public qui m’encouragerait. Hélas ! Nous vivions très seules. Ma grand-mère ne voulait pas nous voir, et à part ma marraine et son époux, nous ne rencontrions que la concierge qui me gardait tous les après-midis et son mari, un vieil homme qui ne quittait jamais son béret basque. Qu’importe, il y avait là de quoi donner des soirées, et nous inviterions Johann. Johann ! Il n’était pas encore venu chez nous. Je l’avais aperçu dans la boutique – ma mère était vendeuse dans une mercerie – et parfois dans la rue, avec elle. Son uniforme, la beauté de son visage m’avaient fascinée. Il n’était pas beaucoup plus grand que ma mère mais tellement bien, comment dire, dessiné : une silhouette fine, droite, cependant sans raideur, et, quand il se pencha vers moi ce soir-là, je respirai une odeur de cuir. C’était son ceinturon. Avec ma petite taille, je voyais Johann divisé en deux moitiés par ce ceinturon bien ciré : en bas les bottes qui brillaient, en haut, ses épaules larges, ses cheveux bien peignés et ses yeux étranges, un peu verts, un peu marrons, dissemblables. Son regard était grave. Il me regarda sans rire, sans faire les pitreries auxquelles les adultes se livrent en général avec les enfants. Il nous dit qu’il adorait la musique de Strauss et fredonna pour moi la mélodie du Danube.
Ce soir-là, ma robe virevolta bien plus qu’à l’accoutumée mais, pour des raisons que l’on ne m’expliqua pas, le mari de Clara n’était pas là. Ni les concierges.
Johann me regarda avec intensité, longtemps, en me tenant de ses deux mains, face à lui – j’étais rouge d’excitation – et il dit enfin : c’est le Danube qui danse pour moi… C’était la première fois que j’entendais sa voix aussi étouffée, troublée et son regard marron et vert me sembla très lointain.
Ma mère et Clara me serrèrent dans leur bras « une vraie petite Viennoise » (cela n’évoquait pas pour moi une pâtisserie à ce moment-là), et je m’endormis sur le tapis avant même le départ de Clara.
Et puis, il n’y eut plus de Danube. Ma robe était devenue trop petite, le phono s’était tu, Clara ne venait plus beaucoup nous égayer de son rire, j’allais à l’école. C’est alors que le cousin du mari de Clara commença à tournicoter dans la boutique. Il était représentant en lingerie, chauve et gras, mais, je te l’ai déjà dit, Vivette, ma mère a fini par l’épouser et moi je l’ai détesté. Nous avons alors revu ma grand-mère et mon oncle, mais j’avais beau danser, chanter, me montrer sous mon meilleur jour, personne ne s’intéressait beaucoup à moi ni à ma future carrière d’artiste. J’étais triste : Où il est allé, Johann ? Il est rentré chez lui, là-bas, dit ma mère, et je te préviens, si…
Vivette et moi, nous avons encore fait une escapade. Le musée de l’Observatoire est assurément somptueux, « un panorama de l’histoire » aurait dit Jean, mais toutes les deux, nous avons préféré traverser le canal à pied et rejoindre le Graben. Des orchestres de cuivres défilent avec des uniformes verts, des tonneaux de bière et une exhibition de claqueurs de fouets. Pour la démonstration des claqueurs, un art dangereux, les spectateurs reculent, jusqu’à se coller au monument de la Peste. Un frisson d’excitation parcourt la foule au moment où le fouet se lève et puis instantanément, la lanière fait exploser l’air ambiant. La place entière retentit en écho. Tout le monde crie – mais sans hystérie, avec retenue – et semble s’amuser. Puis les claqueurs vont claquer plus loin et le Graben, plein de gens élégants, des femmes en veste de laine rouge, des hommes en culottes de peau, retrouve sa sérénité, protégé par l’allégorie de la Peste matée. Ces claqueurs de fouet m’ont fait horreur. Je ne peux m’empêcher de penser à des peaux humaines déchirés, à des chiens s’élançant au claquement de fouets tenus par des hommes vêtus de noir.
Bien sûr, l’étrange vieillard est là, traînant ses bottes aux mêmes terrasses, vêtu de son uniforme noir, porteur du souvenir de toutes les pestes nationales. Nous avons compris quelle est sa source de revenus : il fait sonner les médailles sur sa poitrine, affiche un sourire édenté et puis, quand sortent les appareils photos des touristes et des nostalgiques, il prend une pose martiale et, tout aussitôt, tend sa main chiffonnée pour qu’on y laisse tomber livres et marks. Il m’inspire de la répulsion, me dit Vivette. Ou de la pitié ?
L’orchestre vert joue « Le beau Danube », et je fredonne « fleuve merveilleux, tsoin tsoin ». Malgré le voyage organisé, l’écrasante présente du monument des pestiférés, la présence pesante de l’uniforme noir, je ne me suis jamais sentie aussi libre, exemptée du faire-semblant et du faire-plaisir, capable de laisser résonner sans amertume les petites musiques de mon passé.

Et désormais je suis enfin libre aussi de relire la pauvre histoire d’amour de ma mère – sa souffrance de proscrite, sans chercher à décrypter davantage ses mystères.
Johann aurait sans doute le même âge que l’affreux vieillard aux yeux voilés.
Je garde en moi la musique de la valse, le rose aux joues de ma mère, le parfum du cuir et le regard vert de Johann.

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