La nuit où le fleuve refléta l’infini

ARLES, 2016

Dernier verre avant fermeture. Sa main tremble légèrement quand il repousse la chaise.

Deux ou trois ivrognes endormis sur les tables. Personne ne les jette dehors… Quelques cris et puis plus aucun bruit.

Dehors la fraîcheur le surprend. La lumière du café cesse de l’accompagner et c’est un puits de silence qui se creuse dans sa tête.

Il reste un instant comme suspendu entre la lueur vibrante d’un réverbère et la nuit alentour. Est-ce une fuite ? il marche à grandes enjambées, aussi vite que le brouillard d’alcool le lui permet.

La place est déserte, maintenant, il se faufile dans les ruelles qui débouchent sur les quais, s’avance en direction du pont de chemin de fer.

La puissance du fleuve saura bien le dégriser. Reflets des réverbères, les lumières l’hypnotisent un temps, enfin il tourne son regard vers le ciel.

La nuit est bleue, laiteuse par endroits, à d’autres elle lui apparait colorée, il y voit du violet, du vert intense, et puis des mouvements insensés, tout bouge. Ou c’est lui, chancelant, instable ?

Partout le dense éparpillement d’années-lumière. Les étoiles clignotent, elles semblent fixes, mais ce sont des flux d’énergie, des courses effrénées. Il ressent ce flux dans ses veines, comme si les mouvements cosmiques l’entraînaient, lui aussi. Il est happé par la constellation de l’Aigle, par Pégase, par la Grande Ourse et d’autres dont il ignore les noms, qu’importe, il voit. Il se fait voyant dans la nuit.

La Voie Lactée, comme une grande vague, descend pour l’envelopper.

Une lueur l’attire maintenant, le ramène à la terre : c’est le collier de réverbères qui se reflète dans le miroir du fleuve : une lumière jaune, trembleuse et rassurante, à dimension humaine, comme un bijou au cou d’une femme.

A la lumière effarante des étoiles, c’est une lumière en mode mineur qui répond. Il aperçoit au loin d’autres humains, un couple de promeneurs, malgré l’heure tardive. Silencieux.

Il demeure là, assis sur la pierre, jambes pendantes, passant du ciel au fleuve, vif, agité de remous. A travers ses nerfs à lui circule aussi un courant, intense et désordonné comme le vent quand il bouscule les saules des rives et fracasse les bateaux.

Quand il se lèvera, ce sera pour remonter les ruelles, jusqu’à la maison, jusqu’à la chambre qu’il a louée. Attendra-t-il le jour pour se mettre au travail ?

La fraîcheur de ce début d’automne s’accentuera avec l’aube.

Quand il est arrivé, solitaire, à la petite gare, c’était l’hiver. Un vent glacé. Personne. Pas un chien, si un chien, un chien jaune, efflanqué. Le lendemain la neige s’est mise à tomber. La neige, il connait, c’est son enfance. Même frissonnant, il était heureux d’être là, à cause du ciel. Et il aurait bientôt un toit, une chambre, sûrement un poêle à bois.

Ce qui fait froid, ce n’est pas la neige, c’est la manière dont on le regarde. Lui, l’étranger.
Le chien jaune, il a vu des gamins lui jeter des pierres. Et un jour, lui aussi, il a senti une poignée de cailloux le toucher, entendu des ricanements, une galopade d’enfants, rien d’autre.

La femme qui tient l’épicerie le regarde de travers. C’est vrai qu’il n’est ni riche, ni habillé en bourgeois et ses commandes sont peu habituelles. Mais c’est un homme, un humain, comme elle, et qui parle la même langue. Du moins le croyait-il. Dans cette région, il entend une langue chantante, une langue qui a mûri au soleil, la sienne au contraire est imprégnée de tourbe, de misère sombre et nourrie d’accents parisiens, ramassés dans les troquets des boulevards.

L’hiver s’était retiré assez tôt et quand les cerisiers ont commencé à fleurir, quelques jours ont suffi pour que les vergers soient éclatants de bouquets roses et blancs, parfumés, bruissant d’abeilles. Une telle beauté l’a renversé. Il s’est assis parmi les arbres en murmurant – je suis au Japon, au cœur de la beauté fragile, au cœur du sacré.

Et quand l’été est arrivé, cette grande folie du soleil, c’était comme si la flamme pénétrait sa peau, entrait dans ses veines, accélérait la course de son sang et les battements de son cœur. Le soleil lui inoculait sa violence.

Tout l’été, il a attendu un ami. Il l’emmènerait avec lui dans les blés au moment des moissons, quand les hommes et les femmes travaillent dur, quand la paille vole dans les rais de lumière. Il partagerait avec lui cette immersion dans la chaleur qui régénère.

Mais l’ami n’a pas tenu ses promesses. Il écrit qu’il viendra le mois prochain, sans doute en Octobre. Il attendra encore.

Cette nuit-là, quand il s’arrache enfin à la rive, quand il sent à nouveau sous ses pieds les galets ronds de la calade, il se hâte vers son atelier, les yeux encore éblouis par la nuit étoilée.

Il sait ce qu’il va peindre.

Il y aura le quai, les bords du Rhône, la lueur jaune des réverbères, les reflets vacillants. Le couple si petit, dérisoire au regard de l’univers.

Et la nuit, resplendissante de couleurs.

Avec le bleu le plus riche, le noir le plus profond, c’est le mystère qu’il il projettera au fond de sa toile. Il mettra en mouvement les constellations, révélera leurs couleurs.

« Nuit étoilée », c’est peu dire.

Soudain la petite ville hostile n’a plus d’importance.

En réalité, ce qu’il va peindre, c’est l’infini.

« Souvent il me semble que la nuit est encore plus richement colorée que le jour, coloré des violets, des bleus et des verts les plus intenses. Lorsque tu y feras attention tu verras que de certaines étoiles sont citronnées, d’autres ont des feux roses, verts, bleus, myosotis… »
Vincent Van Gogh, lettre à sa sœur Wilhemina, 9/16 septembre 1888.

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