Anicet

The human body cannot existe without human bodies. Paul Auster, Sunset Park

A-t-il été caressé par une mère, une marraine, une nourrice ? Aucun souvenir dans sa courte mémoire.
Placé dans une famille d’accueil, puis une autre, encore une autre, à chaque fois rudoyé, à chaque fois rebelle, il insulte, frappe, griffe. On se débarrasse de lui. Non conforme. Finalement Anicet se retrouve encore dans un « foyer », assis sur un lit de dortoir, puis à une table où personne n’envisage de lui faire une place. En quatre ou cinq années d’école, plusieurs écoles, il a appris à un peu lire, sans jamais être écouté, encore moins félicité. A l’extérieur des classes, il reste dans un coin, échappant ainsi aux autres enfants, et le soir il retrouve un monde hostile. Il a vu dans un livre qu’un foyer est un lieu où brûle du feu, un lieu de chaleur et d’humanité, alors il doute du sens des mots et il sent son cœur se geler. « Le corps humain, a-t-il lu un jour sur un papier tombé d’une poubelle, le corps humain ne peut vivre sans les autres corps ».
Pourtant il aurait pu vivre sans la main bouffie qui s’abattait sur lui, sans le corps suant et soufflant, sans les coups de ceinture du père Fouettard, sans les gifles de la Cheffe, il aurait pu vivre sans le corps gras et mou de l’éducateur qui l’obligeait à partager son lit, vivre tranquille sans les coups reçus à la maison spécialisée, sans les coups de poings métalliques, sans les violences et les intrusions corporelles des caïds en prison. Sûrement.
Car Anicet est un être humain comme les autres, il lui manque seulement une rencontre sur la mode de la douceur et de la tendresse. Il a vu assez le monde pour se figurer l’effet produit par un un baiser, comprendre le sens d’une caresse mais il n’avait jamais éprouvé quoi que ce soit de ce type dans son corps. Il est brutal avec lui-même : a-t-il un autre modèle que celui de la brutalité ? Quand la nature parle fort, il se masturbe avec fureur, sang et sperme mêlés. Et à l’approche des autres, il préfère élever des barricades de protection et rester muet, autant que possible.
Il dort parfois dans la rue où il croise des chiens, jamais il ne tend vers eux une main, et n’en reçoit que morsures aux mollets.
Le voici qui erre dans une cité en quête d’un vélo sans antivol, d’un sac oublié ou d’une porte mal fermée, il entre dans un immeuble tranquille d’où s’échappe des bruits de télé, arpente un couloir grisâtre en poussant chaque porte. Au deuxième étage, tiens, c’est ouvert, il en est le premier étonné. Il entre dans un appartement sombre, chargé de menus objets, qui sent la cire, la lessive et l’oignon. Il regarde autour de lui, cligne des yeux, repére la cuisine.

Pour commencer il se dirige vers le frigo, en quête d’une canette.
Et là, il entend la porte s’ouvrir, quelqu’un entre. Une voix derrière son dos.
– Alec, mon petit, tu es revenu ! Quel bonheur, viens que je te touche, que j’entende ta voix …
Une femme âgée, à cheveux blancs, très ridée, au regard un peu perdu se tient devant lui, ses yeux sont comme voilés.
Alec, répéta la femme, Alec ? C’est bien toi ? Je vois mal, tu sais, réponds moi.
– Alec ? grogne Anicet, oui, c’est ça.
La femme s’approche et lui caresse le bras, elle met un doigt sur sa joue. Anicet se crispe, il a un sursaut, comme pour échapper au contact.
-Alec ? Mais tu n’es pas Alec ! Alec est bien plus grand, je ne lui arrive même pas à la poirtine.
Elle se recule, effrayée.
-Qui es-tu ?
– Anicet, je m’appelle Anicet.
Qu’est-ce qu’il lui arrive ? Au lieu de se débarrasser de la vieille d’un coup de poing ? Quelle situation bizarre.
Etre pris pour un autre, c’est nouveau.
– Anicet, quel joli nom. La vieille semble rassurée. Qui t’a appelé comme çà?
C’est la première fois qu’il entend ainsi prononcer son nom. En général c’est décliné sur un formulaire ou aboyé à partir d’une liste d’appel.
Anicet, répète la vieille.
Il hausse les épaules. C’est comme s’il entendait son nom pour la première fois.
-Pour m’appeler, c’est plutôt Pticon, le schtroumpf, minus, débile, la fiotte …
Il s’abstient de redire d’autres mots encore plus vulgaires. Décidément, elle l’impressionne, cette vieille.
– Qui m’a appelé Anicet ? Aucune idée. Un truc de l’orphelinat.
-Tu ne ressembles pas vraiment à Alec, dit-elle tranquillement. Ca ne fait rien, j’ai si peu de visites.
Pas si aveugle que ça, après tout, un peu paumée, c’est sûr, pas folle. Gentille. Alors il reste, il ne sait pas pourquoi, planté devant le frigo.
-Alec c’est mon petit-fils. Je n’ai pas de nouvelles de mon Alec depuis des années. Mon fils est mort. Si ça se trouve Alec aussi. Ou en prison. Oui, j’aimerais mieux ça, il viendra me voir quand il sortira. Toi aussi tu es allé en prison ? Je garde toujours pour lui un plat de lasagnes, ça te dirait ? Tu aimes ça toi aussi ?
– Pffffffff dit Anicet.
La vieille se glisse près de lui pour ouvrir le congélateur. Elle est vraiment petite, elle aussi, une taille de gamine, mais voûtée.
-Anicet, je voudrais te demander quelque chose. Appelle-moi Mamie. Juste le temps de réchauffer les lasagnes et de les manger. D’accord ?
Hein ? Et quoi encore ? Des vieilles, il en a connues un certain nombre. Soit elles étaient assez alertes pour lui flanquer des baffes et crier sur lui comme tout le monde, soit elles étaient gâteuses, bavaient et se pissaient dessus. Mais aucune ne lui a encore proposé de l’appeler Mamie.
Il reste muet, figé.
–Irène alors ? Mon petit nom, c’est Irène, ou alors Nini. Mon mari disait « Nini » mais plus personne ne m’appelle ainsi depuis mon veuvage.
Veuvage ? C’est quoi, ça encore ?
– Dieu ait son âme. Il était gentil, mais il buvait trop de pastis. Il travaillait à la Municipalité. Son bonheur, c’était la campagne et la chasse, il ne se plaisait pas ici.
Anicet ne s’intéresse pas au mari. Mais il a faim. Alors à peine les lasagnes sorties du micro-ondes, il se jette sur le plat, se brûle le palais. La bouche pleine de sauce tomate, il grommelle quelque chose qui ressemble à « Merci Mamie ».

Quand la vieille femme sourit, elle parait moins vieille. Tu veux boire ? Je n’ai que de l’eau. Et encore, du robinet. C’est Madame Belkacem qui m’apporte l’eau en bouteilles tous les jours, mais elle n’est pas venue aujourd’hui. Tu sais je parle peu aux voisins. En fait, je ne connais pas grand monde ici.
Mauvaise pioche. Rien à tirer de cette visite, tant pis, il a du temps à perdre et, au fil des années de sa courte vie, il a acquis une bonne dose d’indifférence. Les lasagnes manquent de poivre et de piment mais ça remplit l’estomac, ça réchauffe.
La vieille s’est assise en face de lui et l’observe.
Je vais te faire du café, dit-elle, c’est de l’instantané, ça ira ?
Du moment qu’il n’y a pas des grands costauds mal embouchés pour lui arracher le gobelet des mains et lui répandre la liquide brûlant sur la tête, ça ira très bien .
La vieille sort du placard une boîte à sucre en métal ornée d’une bigouden en train de broder.
Le garçon regarde autour de lui. Qulque chose à emporter ? La vieille aussi, comme si elle cherchait du regard – un regard en voie de pétrification- un objet perdu dans son petit appartement. Tout a l’air éteint ou moisi, surtout les abat-jours en dentelles.
-Parle-moi de toi, dit-elle. Mon petit-fils a dix-neuf ans. Tu a l’air plus jeune ? Encore enfant mais avec une voix d’homme ? Je me trompe ? Est-ce que tu as une grand-mère ? Sûrement pas. Un chien peut-être ? Le mien est mort juste après mon mari, mais parfois on entend aboyer, c’est celui de Madame Belkacem.
Avec quoi jouais-tu quand tu étais petit ?
Avec ma queue.
La vieille n’entend pas ou fait semblant. Alec, dit-elle, adorait les pistolets laser et les kalachnikov. Mon petit Alec. Je lui disais : maintenant c’est le repos du guerrier, allonge-toi sur mes genoux. Viens sur le canapé. Tu veux bien t’allonger sur mes genoux, Anicet ? Tu me parleras de toi un peu d’abord ?

 


 

C’est Madame Belkacem qui les a trouvés.
Les bouteilles d’eau s’accumulent depuis deux jours sur la palier.
Alors, Madame Irène, crie Madame Belkacem en entrouvrant la porte, vous êtes morte ou quoi ? Pour rigoler, mais un peu inquiète tout de même.
Irène est vivante mais elle ne bouge pas. Assise sur le canapé.
Allongé sur elle, un corps sanguinolent, à moitié déchiqueté, la poitrine trouée. L’odeur est affreuse.

Madame Irène ! Réveillez-vous ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Vous avez été agressée ? Hier j’ai entendu un bruit, comme un coup de feu, ça a fait aboyer le chien. Qui est ce … ce …
Une nausée l’interrompt. Elle est pétrifiée.
Irène se met à parler, presque tranquillement. Sans bouger, comme si elle ne se rendait pas compte du carnage.

Je ne voulais pas lui faire de mal, je vous assure. Je l’ai seulement caressé comme si c’était mon petit, il est très petit, vous avez remarqué, presque un nain. Et alors, savez-vous, personne ne l’a jamais touché ainsi, personne, il n’a jamais senti la caresse d’une main, le contact d’un corps plein de tendresse comme celui d’une grand-mère. Au début, il avait peur et puis, il s’est détendu, il a raconté l’orphelinat, les familles, les foyers, alors, je l’ai caressé doucement. Il s’est mis à trembler. Et puis …. J’ai entendu les battements de son cœur, très fort comme une machine qui se remet à tourner. Et alors, son cœur, oui je cois que c’est ça, c’est son cœur qui a explosé…

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