S.Thala

Elle a lu dans un magazine deux ou trois choses sur Marguerite Duras.

Elle ne s’intéresse pas vraiment à la littérature, c’est plutôt la personne qui l’intrigue, sa manière tranquille d’évoquer ses amants, son frère,  son amour des lieux tristes.

Sans presque y penser, elle se retrouve à la Gare St Lazare, puis dans un train qui roule vers la côte normande.

Elle qui n’aime pas quitter Paris, surtout en automne, elle ressent l’étrangeté de la situation.

La gare. Il pleut à petites gouttes  sensibles, presque tièdes. Le jour commence déjà à baisser.

Elle court vers la plage.

Les Roches Noires, facile à trouver : une énorme bâtisse,  aux volets fermés,  l’humidité a déposé des plaques de mousses vertes sur les toitures, mais l’ensemble massif, sévère,  animé de sobres  ornements de briquettes, entouré de balcons de fer forgé, rectilignes,  tous pareils, semble  bien entretenu. Peut-être la Résidence vit-elle en été ? La façade exposée à la mer possède un perron.  Des buis sombres taillés en cylindres.

Elle s’assied sur les marches de l’escalier qui relie la Résidence à la plage. Elle allume une cigarette que le vent contrarie.

Regarder la mer. Des goélands aux ailes sombres jouent avec l’air.

Sur le sable, des flaques de mer où le ciel se reflète.

L’immensité du ciel. A première vue, il est seulement gris et puis elle distingue au loin des teintes plombées, plus bas des nuages aux nuances mauves  et cuivrées, et, tout contre l’horizon, une bande  claire, presque turquoise.

En haut des marches apparait un couple, emmitouflé, homme et femme presque semblables comme sont souvent les couples âgés. Ils lisent à haute voix la plaque : Marguerite Duras 1914-1993. Ils sont venus voir la Résidence des Roches Noires où elle a séjourné souvent.

Née à Saïgon. Quand elle est morte, se dit-elle, j’étais encore une petite fille, c’est cette année-là que nous avons quitté Bangok. Comme elle,  je suis née loin d’ici.

Elle revoit la détresse de sa mère errant dans la maison à moitié vide, ses bibelots, ses vêtements dans des cartons, caressant de la main les meubles, comme égarée. C’est  pourtant elle qui a voulu partir, quitter Bangkok. Après le divorce. Revenir, retrouver Paris, reprendre la vie d’avant, avec  sa fille de six ans. Et le jeune frère, presque le même âge. Sa mère lui a parlé souvent de sa naissance : sentir un enfant dans mon ventre, être femme, accoucher de toi ma fille, si lumineuse. Et puis se dire qu’il y a trop d’enfant sans richesse, sans foyer. Le petit Aran, ils  l’avaient ramené de l’orphelinat. Ton frère, avait-elle dit. Oui, frère et sœur se ressemblaient beaucoup,  au début. Elle, la métisse, lui le Thaï. Et leur mère les aimait tous deux, elle,  l’enfant de sa chair,  lui, Aran, l’enfant du pays choisi,  du pays de l’homme qu’elle avait tant désiré puis tant détesté. Après le départ de l’homme, c’est tout Bangkok qu’elle avait détesté. Fuite. Naufrage.  C’est donc cette année-là que Marguerite est morte, à Paris. Mais bien sûr, elle n’en savait rien. Et sa mère non plus, qui ne lisait que des magazines. A cette époque-là, elle partageait pourtant avec Marguerite la crispation des mains sur le verre de whisky, le tremblement, l’addiction.

Marguerite. Voici qu’elle l’appelle Marguerite, comme si une familiarité venait de s’installer, là, sur les marches de l’escalier. Elle repense aux photos du magazine, les grosses lunettes carrées, le visage ridé, une force qui s’impose et que le  noir et blanc des clichés souligne.

Elle se dirige maintenant vers le chemin de planches, luisantes de pluie. Personne. Ses pas résonnent.

Une lueur jaune dans une écharpe de nuages, un peu de lumière qui plonge dans la mer. C’est le coucher du soleil.

Un homme peut-être au loin. Une silhouette. En vêtements sombres, un homme qui marche.

Est-elle venue attendre quelqu’un ?

Aran. Aran adolescent était retourné vivre dans son pays. Elle rêve de lui depuis, presque chaque nuit. Elle n’a pas aimé d’autre garçon. Ou si peu. Lui, l’a traitée avec arrogance, comme il a fait avec tout le monde. Tu n’es pas ma sœur. Il crachait son mépris. Elle quémandait  une caresse. Il restait muet, secret, pétri d’insolence.

Depuis, elle se raconte des histoires. Aran est revenu. Il la cherche. Son intransigeance s’est transformée en passion Tu n’es pas ma sœur, dit-il à nouveau. Tu es mon amour.

Et cette silhouette là-bas, cet homme à la démarche tranquille, ses vêtements sombres, cet homme qu’elle aperçoit au bout du chemin de planches, c’est lui. Le jeune frère, l’amant.

Elle ouvre les yeux. Elle le voit, elle le regarde. Il se rapproche d’elle.

Il s’arrête.

Il demande :

-Qu’est-ce que vous faites là … il va faire nuit.

Elle dit qu’elle regarde…

 

La pluie tombe plus fort. La silhouette au loin  se perd sous le rideau d’averse. Ou bien elle n’a jamais existé. Si ce n’est dans « L’Amour » de Marguerite Duras, le seul livre qu’elle ait tenté de lire.

Ce lieu ne s’appelle pas S.Thala. C’est simplement Trouville. Et il n’y a personne à attendre. Elle est isolée, solitaire. Il n’y a pas d’histoire.

Elle ne lira pas les drames inventés des écrivains. Le sien lui suffit, minuscule. Elle n’a pas d’imagination, pas la force d’écrire pour transmuer sa tristesse en trésor. Elle se rencogne dans son propre parcours, dans sa pluie d’automne ordinaire qu’aucun récit ne viendra démultiplier.

Elle quitte le chemin de planches pour les quais. Les néons sont allumés. Elle s’arrête à la Brasserie Le Central. Marguerite Duras venait dîner là presque chaque soir.

A son tour, elle s’installe près de l’aquarium où s’agitent faiblement des crustacés aux pinces entravées par des liens. Engoncés dans leurs carapaces, doublement prisonniers. Comme les homards se ressemblent tous, c’est comme s’ils étaient là depuis cinquante ans.

Sûrement Marguerite, tournant le dos à l’aquarium, allumait une cigarette. Maintenant, c’est interdit.

Il y a peu de clients. Le couple rencontré aux Roches Noires est installé sur la terrasse chauffée. Entre eux, une bouteille de vin rouge.

Elle commande un whisky.

Etrangement sereine, à cette place. Elle regarde autour d’elle, le bar, l’escalier qui monte vers les chambres de l’hôtel, les tissus et les tentures, les lumières tamisées qui rendent l’endroit rassurant, confortable.

Elle sait pourquoi elle est venue : pour renvoyer les fantômes derrière les rideaux de pluie. Pour en finir avec l’enfance.

Apprendre deux ou trois choses sur elle-même.

Et aussi penser à la mort.

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