Molly

LONDRES, 1980

J’étais heureux ce jour-là. Pour la première fois dans ma carrière de choriste : j’avais l’occasion de chanter « King Arthur » dans la patrie de Purcell et, de plus, à Covent Garden.
Une vraie consécration qui me consolait un peu de n’avoir pas encore décroché un contrat de soliste.
Les deux premières représentations avaient été magiques, la dernière promettait un somptueux acmé. Ensuite, ce serait l’Allemagne, puis Paris.
J’étais amoureux de la première soprano et, en attendant l’heure de l’ultime répétition, je déambulais dans Hyde Park, la tête sonnante du leitmotiv de l’opéra, des mots d’amour mêlés aux paroles du récitatif, tout pénétré des audaces harmoniques de Purcell, avec l’envie d’aimer toutes les femmes du monde.

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Tien an Men

BEIJING, 2006

A vrai dire, cette place est chargée, trop chargée, saturée, travaillée par des strates d’histoire. En quoi est-ce la mienne, cette histoire ? Moi qui ai presque toujours vécu loin d’ici.

Qu’est-ce qui vole ? Des fleurs rouges dans le ciel ?

Lui. Je le cherche des yeux. Comment le voir arriver parmi les milliers de gens qui se pressent ici ? Midi. Juin. Des tonnes de chaleur turbulente. Les fumées d’une ville géante qui n’arrête pas de remuer : pétarades de mobylettes, embouteillages de taxis dans les avenues, musique nasillarde, tintamarre de voix sans retenue. Les femmes s’abritent sous des parapluies rouges, elles protègent toujours leur teint du soleil. Des soldats piétinent lourdement.

Attendre.

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La nuit où le fleuve refléta l’infini

ARLES, 2016

Dernier verre avant fermeture. Sa main tremble légèrement quand il repousse la chaise.

Deux ou trois ivrognes endormis sur les tables. Personne ne les jette dehors… Quelques cris et puis plus aucun bruit.

Dehors la fraîcheur le surprend. La lumière du café cesse de l’accompagner et c’est un puits de silence qui se creuse dans sa tête.

Il reste un instant comme suspendu entre la lueur vibrante d’un réverbère et la nuit alentour. Est-ce une fuite ? il marche à grandes enjambées, aussi vite que le brouillard d’alcool le lui permet. Lire la suite >

Les Maisons Neruda

Il y a trois maisons NERUDA

La première est à SANTIAGO, dans le quartier de Bellavista. La Chascona. Ce n’est pas la sienne mais celle de son épouse.

Elle leur ressemble d’ailleurs, à l’un et à l’autre. Proche du Rio Mapuche, elle est pleine de passé.

On l’a pillée du temps de Pinochet, on voit encore des statuettes écornées, l’espace vacant d’une collection volée. Et pourtant que de richesses, de toiles anciennes, de vaisselle, de tapis, d’objets rares. C’est aussi une sorte de labyrinthe, tant il y a d’escaliers, de bouts de terrasses fleuries et de petits couloirs obscurs.

La deuxième est à VALPARAISO.

Les hauteurs de Valparaiso constituent une immense mosaïque de maisons de couleurs : villas tarabiscotées, petites boutiques, blocs de ciment peints de fresques criardes, le bleu vif empiète sur le rose délavé, le gris dévore le jaune, des glycines, des géraniums surgissent parfois de cet entassement minéral. L’air salin brûle les peintures et les fleurs. Lire la suite >

Sans ménagement

Quitter cet appartement s’impose : Anabel en a trouvé un autre, idéalement placé, plus proche de la mer. Il faut donc déménager. Elle prend en charge ce qui me parait une corvée assommante. C’est l’occasion de changer, dit-elle, d’éliminer (éliminer quoi ?) et puis, avec cette entreprise qui nous livre des cartons spéciaux, c’est facile.

Elle commence par le plus basique des rangements, enfin c’est ce qu’elle affirme : les livres. Il suffit de les placer bien à plat dans les plus petits cartons. Mais quand elle doit tout étiqueter et mettre en liste,  elle se heurte à la question du classement.

Ce n’est pourtant pas la bibliothèque de Babel, presque infinie, imaginée par Borges. J’ai l’habitude de laisser mes livres dans l’ordre d’acquisition, je n’en ai pas beaucoup et moi, je les retrouve toujours.

Je les classe par ordre alphabétique, déclare-t-elle. Tu aurais dû faire cela plus tôt.

J’ignore le reproche.

Pas de problème.

Mais faut-il séparer les essais des romans ? Regrouper les polars ? La SF ? Lire la suite >

L’homme du rivage

Comment on l’a trouvé, ce lieu ? Ce bord de mer que nous avons aimé tout de suite ? Hasard ?

C’était en voyage.

La mer, j’ai envie de voir la mer.

Il y a quelque chose d’enfantin dans sa voix, je l’entends.

Moi aussi. Besoin de mer. On a  stoppé la voiture, jeté un coup d’œil à une carte. J’ai mis le doigt sur un point : trois cents kilomètres peut-être, nous pouvons arriver en fin d’après-midi, il y aura encore du soleil.

Le point sur la carte, c’est une petite station balnéaire.

On approche.

Des bungalows, des mobiles homes, quelques résidences – on les devine luxueuses à cause des murs de clôture – des immeubles cubiques aux volets tirés. Et puis la mer. Grise, un gris très doux, avec un soleil déjà dilué dans les nuages, avec le vent et l’odeur d’algues.

C’est là, dit simplement Nel.

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