Tien an Men

BEIJING, 2006

A vrai dire, cette place est chargée, trop chargée, saturée, travaillée par des strates d’histoire. En quoi est-ce la mienne, cette histoire ? Moi qui ai presque toujours vécu loin d’ici.

Qu’est-ce qui vole ? Des fleurs rouges dans le ciel ?

Lui. Je le cherche des yeux. Comment le voir arriver parmi les milliers de gens qui se pressent ici ? Midi. Juin. Des tonnes de chaleur turbulente. Les fumées d’une ville géante qui n’arrête pas de remuer : pétarades de mobylettes, embouteillages de taxis dans les avenues, musique nasillarde, tintamarre de voix sans retenue. Les femmes s’abritent sous des parapluies rouges, elles protègent toujours leur teint du soleil. Des soldats piétinent lourdement.

Attendre.

Me mêler à la foule docile qui entre et sort du mausolée de Mao : un temps pour poser le sac au vestiaire obligatoire, fouille au corps, un temps pour se fondre dans la masse, ensuite grimper les marches en silence, entrer dans l’ombre. Pas de photos surtout dans le sépulcre. Un coup d’œil rapide – ou un recueillement express – Interdit de s’attarder. Je suis devant le grand H de l’histoire, je suis devant le Grand Timonier embaumé, conservé pour l’admiration des foules, un gisant, comme dans les églises catholiques, une statue de cire somme toute assez dérisoire.

En tout cas objet d’un commerce prospère qui s’étale aux portes du mausolée : médailles, porte-clés, photos en fond de cendrier, étoiles rouges en papier, en ferraille, posters géants : plus de trente ans après sa mort, le culte de Mao est encore vivant !
Après cette vision morbide, retrouver le soleil -voilé mais féroce à son zénith – devient une nécessité.

De plus en plus nombreuses, les ombrelles et les fleurs rouges dans le ciel, dragons aux têtes grimaçantes, aigles aux ailes déployées. Tenus par des fils invisibles. C’est comme un grand poème de cerfs-volants qui s’écrirait sur fond gris, qui raconterait l’histoire de la Place.

Du sang plus que partout ailleurs sur cette place : des couches successives d’espoirs foulés aux pieds. Jadis, des femmes sont venues ici poussées par la famine, vendre leurs enfants. C’est ici, plus tard, sur un mur désormais détruit que se sont écrites les tentatives de liberté. Aucune trace visible désormais. La foule qui envahissait la place ne ressemblait pas à celle-ci : des étudiants prêts à se battre, des jeunes téméraires, des femmes qui osaient prendre la parole pour la première fois. Un soulèvement plein d’enthousiasme. Les policiers lourdement armés étaient sidérés quand des jeunes filles leur offraient des fleurs. Le printemps de Pékin.

Et puis les chars sont arrivés.

C’était un 5 juin. Les gamins qui se prennent en photo aujourd’hui n’étaient pas nés.
Et moi je suis là. Pour l’incroyable rendez-vous.

Je m’appelle Lila. C’est mon prénom français. Le prénom que m’ont donné mes parents, c’est Lei, bourgeon de fleur, en chinois. Je suis née ici, à Beijing, il y a vingt-six ans.

Mes parents, Chang Nuo et Wei Huan étaient à Beijing des artistes connus. Ils ont été souvent censurés, menacés, parfois interdits. Nuo, ma mère, enseignait le dessin et la calligraphie à l’Ecole des Beaux-Arts de Beijing, tandis que mon père, réalisait des œuvres sculptées à partir de matériaux traditionnels : des papiers fragiles comme ceux de cerfs-volants ou ceux que l’on brûlait jadis pour s’attribuer les faveurs des dieux, des objets de vannerie transparents comme écume au soleil. Avec de la terre mêlée à des bambous il construisait des monuments éphémères, d’une étonnante légèreté.

J’étais une très petite fille alors et l’atelier était pour moi le Palais des merveilles. J’ai le souvenir que nous étions heureux.

Et puis la Chine s’est entr’ouverte, le gouvernement a cherché le prestige, la reconnaissance, l’argent étranger. Mon père et d’autres artistes ont été considérés comme des emblèmes de cette ouverture « libérale ». Une chance.

« Libérale » signifiait donc « libre » ? Mon père voulait le croire. Un collectif d’artistes français l’invita à Paris, pour une exposition qui lui allait bien : « les Magiciens de la Terre ». Son pays lui accorda un visa de trois mois. Grâce à son insistance et parce qu’il était connu à l’étranger, ma mère et moi, nous avons été autorisées à l’accompagner.

Je suis fille unique, comme cela nous est imposé. Ma mère ne m’aurait pas laissée, même avec Grand-mère, qui avait déjà la charge d’un jeune cousin. C’était pour elle comme pour moi, le premier voyage hors frontières. Tout était neuf à mes yeux d’enfant. Ma mère, euphorique, s’est précipitée au Musée pour voir les toiles des Impressionnistes.

Nous étions en 1989.

Aujourd’hui, vingt ans après, sur la Place Tiananmen des écoliers rieurs, des jeunes garçons en casquette rose vif, des lycéennes espiègles, tous munis d’innombrables appareils photos, posent devant la Cité Interdite. C’est une habitude chinoise de ne jamais prendre une photo spontanée qui ferait perdre la face, si elle est ratée – on pose sans bouger et l’on éclate de rire ensuite, en masquant les dents avec sa main. Des grappes d’adolescents ont l’air de rire au nez du mausolée de Mao. Ils ne savent rien de ce printemps-là.

Au printemps 1989, nous étions en France et, en Chine ont éclaté les révoltes.
Place Tiananmen, l’épicentre du séisme.

Je ne comprenais pas grand-chose mais je sentais la sympathie de mes parents pour les étudiants. Nous dévorions des yeux les images – peu nombreuses mais sidérantes – qui passaient à la télévision française. Il y avait aussi les photos des journaux. Seul mon père savait lire les commentaires.

La Grande Porte de la Cité Interdite, la place Tiananmen toute entière, l’avenue Dongchang’anjie, l’avenue Zhengyilu, tous ces lieux imposants, solennels, étaient habités par une foule bariolée, criant des slogans, déjà ivre de liberté. Du jamais vu.

Mon père exultait. A un journaliste parisien qui l’interviewait, il déclara : nous cesserons d’être une masse, nous serons reconnus comme des individus, avec leur diversité, leur personnalité. Chacun d’entre nous.

Il osa même prononcer le mot « démocratie »
Et puis les chars sont arrivés, ont envahi les avenues.
C’était un 5 juin, il y a vingt ans.

Nous avons alors découvert ces images incroyables :
Les blindés avaient fait le vide sur la Place.
Un jeune homme seul, s’avance devant les chars. Tête nue, vêtu d’un jean et d’un t-shirt, il tient un sac plastique dans chaque main, comme s’il arrivait tranquillement du super marché. Il va à la rencontre d’un mastodonte qui pointe son canon sur lui. Silhouette frêle contre masse d’acier.
Il joue avec le mouvement du char, comme une souris minuscule avec un affreux chat blindé. A aucun moment il ne recule.

Wang ! Nous avons crié ensemble. C’est Wang !

Ce n’est pas possible ! C’est quelqu’un qui lui ressemble ?

Wang. C’était Wang.

Il ne nous avait pas rendu visite depuis des mois, plus peut-être. On le croyait à la campagne, chez Grand-mère Tchang, qui n’est pas une vraie grand-mère mais une vieille personne de la famille de mon père. J’aime bien appeler Wang mon cousin même si ce n’est pas tout à fait exact. Il n’y a que des enfants uniques, comment aurions-nous des cousins ?

Wang ne s’est jamais retiré, il a escaladé le véhicule blindé.
Il va mourir ! a crié ma mère et j’ai caché ma tête dans ses bras.
Le temps a semblé s’arrêter. Rien ne se passait sinon cette forme de dialogue muet, férocement inégal, cette danse de mort, le face à face entre le garçon fragile et le monstre d’acier.

On n’a pas entendu d’arme claquer.
Enfin, des gens ont surgi, attrapé le jeune homme, l’ont remis aux policiers.
Les images ont fait le tour du monde.
Faute de savoir nommer le jeune homme, les journalistes l’ont appelé Tank Man.
Nous n’avons rien dit à personne.

Mes parents ont demandé l’asile politique.
Ils se sont retrouvés sans rien. Ma mère ne parlait pas français, elle avait perdu son environnement familier, son travail, ignorait si elle reverrait un jour ses propres parents. L’appartement que l’on nous avait prêté était plus grand que notre logement de Beijing ( « Pékin » disent bizarrement les Français) et tellement froid, trop haut, trop vide. Les procédés de demande d’asile étaient compliqués, les démarches éprouvantes. Moi qui n’avais que sept ans, j’étais déjà inscrite dans une école, j’ai appris vite à communiquer, on m’a appelée Lila. Mes camarades de Beijing ne me manquaient pas vraiment. Wang, que j’adorais, me manquait davantage.

Wang – si c’est bien lui – a disparu mystérieusement. En prison ? Mort ? Quelle torture réservait-on à cette superbe insolence ? Des amis français, des journalistes américains tentèrent d’enquêter.

Mais en Chine, chacun voulait d’abord sauver sa peau et personne, personne n’avait reconnu ce fou. Non, il avait surgi de nulle part, il y était retourné. Plus question de lui. Silence absolu. Personne ne réclama son corps.

Ces évènements ont bouleversé toute la vie de mes parents. Il leur fallut attendre des mois avant de pouvoir travailler, plusieurs années avant qu’on leur accorde la nationalité française mais, à Paris, ils ont connu le réconfort de l’amitié. Moi qui devenais adolescente, j’étais une Française, presque comme les autres, capable d’écrire et parler en deux langues. Détentrice d’un lourd secret qui est devenu le fil conducteur de ma propre existence.
Les images de Wang affrontant les tanks sont gravées à jamais dans notre mémoire.

Un jour, des années plus tard, est arrivé un message, grâce à un artiste qui exposait ses sculptures à Taiwan. Un pseudonyme. Une adresse mail. Une correspondance anodine, cryptée. Et pour finir un rendez-vous. Ici même sur la Place.
Mes parents, même avec leur passeport français, craignaient d’être retenus en Chine. J’ai prétexté un voyage touristique.

Quel choc, quel tourbillon de sensations.
Le ciel voilé de pollution, les odeurs âcres, les couleurs de mon pays natal, la saveur du thé que l’on transporte avec soi toute la journée, l’enchevêtrement des vélos, des taxis, des motos, les vieilles personnes en posture de gymnastique dans les parcs, les tuiles vernissées, la musique en fond sonore permanent luttant avec le tintamarre des moteurs, les vieux quartiers en cours de démolition, les énormes et dévastateurs chantiers de construction.

Et la place Tiananmen, animée, gorgée de groupes bruyants, couronnée de cerfs-volants.
Rendez-vous à midi, sous le portrait géant de Mao Ze Dung, au pied du mausolée. Un endroit tellement fréquenté, impossible d’y être remarqués. J’ai joué tout à l’heure mon rôle de touriste curieuse d’apercevoir le Grand Timonier momifié.
Nous serons noyés dans cette foule chinoise intense, interminable, plus dense que nulle part ailleurs, qui peuple la Place.

Est-ce que je reconnaitrais Wang avec le visage et le corps d’un homme de quarante ans ?

Un vent fort s’est levé, la poussière tourbillonne. Il est midi passé.
Souffle de panique en moi. Viendra-t-il ?
J’ai envoyé un message banal, évoquant ma robe rouge, mon goût pour les fleurs, transmis par mes deux prénoms. L’écharpe couleur lilas autour de mon cou se met à voleter.

Mon regard anxieux se tourne vers le ciel.

Il n’y a plus d’oiseaux à Beijing. Tous ont été mangés ou tués jadis, comme « ennemis du peuple ». Les rescapés sont gardés au parc Zoologique et se reproduisent en cage, comme les pandas. Wang ne voulait pas vivre en cage.

Viendra-t-il ? Le vent a multiplié les cerfs-volants. Ils dansent au-dessus de la place comme un immense bouquet disparate tenu par de multiples mains. Certains ressemblent à des papillons géants, d’autres à des aigles captifs. Sur certains, de gros caractères d’écriture stylisée sont dessinés.

La tête me tourne quand je tente de déchiffrer ce qui est inscrit en noir sur un très grand cerf-volant rouge :
C’est mon prénom.
LEI. C’est LEI, en caractères chinois.
Mon cœur bondit, s’affole. Et cette place chargée de violences, de sang et de drames résonne tout entière, fait écho à mon émotion.
Un Cerf-volant ! Qui monte maintenant très haut dans le ciel.
Je me retiens de courir trop vite, de peur de le perdre des yeux.

Les mains qui dévident le fil du grand cerf-volant rouge seront celles de Wang.1

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