Péage

Comme chaque dimanche, Jo va  prendre l’autoroute. Seulement pour dix  kilomètres. A peine acquitté  le droit d’entrer, on s’apprête à sortir. Dérisoire. Il pourrait rester sur la départementale : il mettrait quoi, quinze minutes de plus ?  En fait, il ne sait pas s’il a envie d’arriver plus vite chez sa mère. Peut-être, au contraire, aimerait-il être ralenti ?

Le temps qu’il se pose la question et il est déjà sur la D21, puis au milieu du village. Vous savez, ce genre de village dont on voit le nom barré en rouge, comment,  je n’ai pas eu le temps d’apercevoir le premier panneau, est-ce que j’étais en excès de vitesse, non, c’est parce que c’est tout plat et tout petit, rien de saillant, rien à voir, pas le moindre encombrement, surtout si la messe est finie. Sa mère, elle habite à la sortie du village, c’est-à-dire au milieu des champs, avec d’autres maisons, regroupées, frileuses le long d’un chemin, bordé de peupliers maigrichons, mais pas avares de bruissements de feuilles, il y a toujours du vent ici.

– Alors Maman, comment ça va ? Sa voix est forte et joyeuse, les cinq premières minutes, il est heureux de la voir, assise sur sa chaise, endimanchée, prête à l’accompagner, heureux ou plutôt soulagé : ce n’est pas encore cette fois-ci qu’il lui sera « arrivé quelque chose », comme elle dit. Soulagé. L’agacement se pointera un peu plus tard, dès qu’ils auront franchi le seuil, ou avant : tu ne mets plus de veston ? Ces pulls, ça fait négligé.

Comme chaque dimanche, depuis que sa mère ne conduit plus, il vient la chercher pour le déjeuner. Avant, elle venait avec sa voiture mais ce n’est plus possible, sa vue est trop faible. Jo a tenté lui faire entendre raison. Elle a plutôt bien réagi : avec ma cataracte, dit-elle maintenant, au lieu de : avec ma voiture. Du moment qu’elle s’approprie quelque chose … a commenté Maria. Il a honte de leur cynisme, mais non, il lui sauve la vie en l’empêchant de conduire, n’est-ce pas lui qui serait responsable en cas d’accident ?

Elle est contente de monter dans sa voiture à lui. La Renault de Mon Fils, comme elle dit.

–  J’ai oublié de fermer le gaz !

–  Mais maman tu as le tout électrique, maintenant.

–  Ah, je voulais dire : je n’ai pas éteint dans la chambre. J’ai laissé la lumière, et je ne suis pas sûre d’avoir débranché le fer à repasser. Je suis patranquille.

Patranquille, c’est l’expression des mères, ça, et sans doute leur raison de vivre : patranquille quand tu sors le soir, patranquille quand tu rentres tard, quand tu es avec ce type-là, quand tu prends ta moto, quand tu pars en vacances, quand tu te lèves à midi, quand tu ne téléphones pas, quand je ne sais pas où tu es, patranquille, quoi, tu veux donc me faire mourir ?

– On va y retourner, maman, on n’est pas à dix minutes près, ah ça non …

– Et mon petit Benjamin, il travaille bien à l’école ?

Il est parfait, ton petit Benjamin, c’est sa dernière année, en juin, il aura son diplôme d’ingénieur …

– Ah, ces grandes écoles, …

– Oui, c’est le nec plus ultra

Elle répète avec délectation : oui, vraiment, le nec plus ultra.

Il s’en veut de lui avoir jeté cette expression comme on jette un sucre à un chien dont on sait à l’avance comment il va s’en saisir. Elle ajoute : bien entendu, c’est comme toi, si tu avais voulu t’en donner la peine, mais tu n’en faisais qu’à ta tête, si seulement tu m’avais écoutée … Je vais le voir, Benjamin ?

– Ah, il est déjà parti, la rentrée, ses affaires à préparer, son nouveau studio.

Elle est déçue. Il se tait. Il attend la suite. Rien. Un répit. On n’est pas loin du péage.

– Au fait, Maman, Julia a téléphoné hier soir, ils sont bien arrivés à Mexico, leur tournée commence la semaine prochaine.

– Quand même ces métiers-là, c’est bien aléatoire, un jour ça paye bien, et le lendemain plus rien, ça vaut pas fonctionnaire.

Aléatoire. Elle aime ce mot. Dès qu’il était question d’un musicien ou d’un artiste, elle disait, c’est aléatoire, ces métiers-là, aléatoire. Lui, il  était petit, il ne comprenait pas, à cause de l’oncle André qui vivait à Thouars, et qu’on allait voir une fois par an, dans les Deux Sèvres. Elle, elle ne savait pas qu’elle parlait des aleas, les dés du destin, lui maintenant il ne sait plus très bien comment on les a jetés pour lui, ni qui.  Ni s’il peut y avoir  aujourd’hui une nouvelle donne.

– Tu m’entends ?

–  Pardon ?

Il a décroché, à partir d’aléatoire. Voici le péage.

– Pourquoi tu prends l’autoroute ? Les petites routes, ça a quand même plus de charme, moi, avec ton père…

– C’est à cause d’Antoni.

– Antoni ?

– Oui, regarde, le garçon assis dans le poste, qui me tend le ticket et me rend la monnaie. Antoni, avec un i.

– Comment tu sais son nom ?

– C’est que je passe ici souvent, Maman : tous les dimanches.

–  Si Benjamin n’a pas envie de voir sa grand-mère, il y aura au moins Batiste, non ?

– Batiste fait les vendanges dans le Médoc, Maman, je te l’ai dit la semaine dernière.

Sa contrariété est palpable. Elle va sans doute creuser le sillon : avec les enfants il faut être ferme, avoir l’œil sur eux, être plus exigeant, la famille, le dimanche, c’est sacré,  mais non, elle a choisi un chemin de traverse :

– Le médoc, c’était le vin préféré de ton père, un verre à chaque repas, c’est souverain, il ne faut pas abuser bien sûr,  tu vois, Joseph, ton père, s’il avait vécu plus longtemps, j’aurais la belle vie maintenant…

Jo se débranche, le temps de voir défiler quelques cours de fermes boueuses et d’apercevoir des vaches, l’étiquette fichée dans l’oreille, le mufle au ras des barbelés. Quand il reconnecte, elle a épuisé l’hypertension, et termine avec le cholestérol.

– Tu m’écoutes ? J’ai ramené le catalogue de tricot pour Maria. Est-ce qu’elle va encore me contredire, tu vois, la dernière fois c’était à propos des diminutions, si ça continue, je ne ferai plus rien.

– Maria n’est pas à la maison, Maman. Elle est à Paris, chez une amie.

–  Mais enfin, Jo, ce n’est pas possible, comment tu peux accepter … mais alors qui…Elle ne veut pas me voir, c’est ça ? Hein ? Je m’en suis douté la dernière fois, comment elle m’a parlé à propos des diminutions, dis le franchement, tu ne vas pas mentir à ta mère quand même, je m’en doutais, j’étais patranquille …

On n’est pas loin du paroxysme, pas loin de la maison non plus, d’ailleurs, tiens, les volets sont fermés, forcément, je viens de te le dire, Maman, il n’y a personne.

–   Mais alors, ton ménage va à vau l’eau ? C’est ça ? Pourquoi tu ne me l’as pas dit plus tôt ? Remarque, je m’en doutais, j’ai beaucoup d’intuition, tu sais, j’étais pa…

–  Oui, à vau l’eau, maman, et moi je prends l’eau, c’est la dérive, le déluge, la débâcle, la bérézina, tu en veux encore ? Mais il dit seulement : non, maman, voyons,  c’est un concours de circonstances, c’est la faute à pas-de-chance, comme tu dis ….On est tous les deux, tu devrais être contente, un dimanche pas comme les autres, je t’emmène au restaurant, qu’en penses-tu ? Je t’emmène à l’Auberge, d’accord ?

– L’Auberge ? Ah non, c’est surfait, surtout leur menu, remarque à  la Pergola, c’est pas mieux…

Parfait. On va rester sur le terrain du menu, des produits de la ferme et du rapport qualité prix, des suppléments à la carte, du charolais garanti national, du saint-honoré qui me rappelle ma jeunesse. Il sera toujours temps de lui dire ce qu’elle ne veut pas entendre, que  Maria est partie, que la maison est à vendre. Plus de tricot, plus de point de riz, plus de diminutions. Reste le dimanche.

– Maman, on prend une bouteille de médoc,  tu vas en  boire ?

– Ah, du médoc, avec ton père …

– Et ensuite, pour finir on prendra un saint-honoré …Et puis, je te ramène, quand même prends ton temps, le bon vin, ça se déguste,  mais il faudra que je te quitte vers seize heures, parce que pour Antoni, c’est la fin de son service et je ne veux pas qu’il m’attende trop longtemps….

Hé, Maman, tu m’entends, Maman, hein, cette fois-ci, tu m’entends ?

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