Les soldes

Les jours précédents, elle a rangé avec beaucoup de soin son placard à chaussures, vidé les armoires, examiné tous ses vêtements, les a destinés à l’élimination.

Certes, ils sont tous en bon état, mais leur éclat s’est terni, ils ont pris le pli mou du déjà porté, godent sur leurs cintres ou se froissent sur les étagères. Neufs, ils ont été exposés, mis en valeur, désormais, ils sont seulement pendus. Ce spectacle l’attriste en même temps qu’il lui signifie la promesse du renouveau : les soldes de janvier approchent.

La fièvre des achats inouïs. J moins 4.

Elle les a sortis de l’ombre, et maintenant elle les trie méthodiquement,  les déplie, les replie, les fourre dans les grands sacs des magasins, ces sacs capables de vous emballer trois blousons et une doudoune. Ils ne seront pas jetés, ça jamais, ils seront donnés aux pauvres, elle les livrera elle-même au comptoir du Secours Populaire. Sa propre générosité lui cause une grande satisfaction. Elle pense à ces déshérités qui seront vêtus, réchauffés grâce à elle. Mais ce justaucorps rose ?  Ces escarpins vernis ? Ce sac en lamé ? Ce fourreau pailleté ? Est-ce bien adapté  au mode de vie des indigents ?  Tant pis, pas le temps de se poser trop de question. J moins 3.

De toutes façons, il faut bien s’en débarrasser. La mode change si vite !

Au jour J, les soldes commencent à minuit. A J moins 2, elle sent les prémices de la fièvre. Elle se projette déjà dans la foule s’écrasant sur la grille du magasin tandis qu’à l’intérieur les vigiles en uniforme déverrouillent lentement les portes.

Elle s’achètera des bottines rouges à lacets, avec un liseré noir, elle en rêve, une robe noire avec un décolleté plongeant, elle renouvellera toutes ses tenues fitness, et les sous-vêtements, dentelle et soie, plus sexy que jamais, elle en a vu couleur prune. Pour le reste elle improvisera, les petits tops, les collants fantaisie, les blousons décontractés, les pantalons trois-quarts, les marques démarquées, au gré des bonnes affaires dégriffées.

Le grand soir arrive. A la hauteur de ses désirs. La foule en liesse, les flots de lumière, le martelage sonore de la techno, les cris de surprise et de déception, la concurrence sans pitié, les pulsions irrépressibles. Elle s’engage de tout son corps dans une bagarre autour des bacs à pull-over, saisit avec fureur des mains qui s’arrachent des sacs et des ceintures, elle patiente longuement devant les cabines d’essayage.

Oh, les essayages ! Le moment le plus excitant. D’abord, se déshabiller, entendre les autres piaffer d’impatience de l’autre côté des rideaux, dans le secret de l’habitacle, poser avec délicatesse les habits à essayer, en réfrénant la précipitation, accrocher à la patère la dépouille ancienne : le pull ramolli, la veste de l’année dernière, le soutien-gorge défraîchi. Parfois, elle se souvient du moment – pas si ancien – où ce même pull, cette même veste, ce même soutien-gorge, encore revêtus de leur étiquette d’origine, brillant de leur aura d’objet convoité s’étaient trouvés à la place des objets neufs d’aujourd’hui. Eh bien, maintenant ils sont détrônés, déchus, voilà tout, et ce pull framboise griffé Chococ, cette veste en jean Unimex, cette dentelle de Calais signée Simone Sételle, sont exactement ce qui va faire d’elle une nouvelle femme, plus classe, plus sûre d’elle, plus séduisante. Il le faut. Elle le vaut bien.

Dans la cabine étroite,  le miroir renvoie une image triple d’elle-même. C’est un moment d’extrême intimité, de rencontre avec son vrai moi, c’est l’instant de tous les possibles.

Elle rentre le ventre, dégage la poitrine, avance une jambe, cambre les reins, s’adresse un sourire aguichant puis se compose le masque indifférent des top models. Quelles promesses de séduction s’inscrivent  là, dans cet éclat de tissu encore raide, dans cette odeur d’étoffe intacte, dans cette étiquette signe de la virginité de l’objet !

Parfois, quelque chose affecte son euphorie : ce col cheminée la fait paraître tassée, le vert pomme lui donne un teint blafard, les brides sur le coup de pied finalement font vulgaire. Parfois, quand elle a sous-estimé la taille du bermuda, c’est grâce la conviction de la vendeuse qu’elle se laisse aller à acheter quand même, à emporter trois pour le prix de deux, oui, ça se tendra, c’est mieux quand c’est large, ça se porte serré, ça se porte blousant, c’est le dernier cri.

A la fin de première nuit, elle rentre fourbue, chargée de sacs qu’elle se contente de poser sans les ouvrir. Elle repart le lendemain à l’aube car la prestigieuse boutique Rabanel ouvre ses portes à huit heures. S’habiller chez Rabanel, un luxe au-dessus de ses moyens, mais au moment des soldes, en arrivant très tôt, il se trouve toujours quelque rossignol portant la fameuse étiquette.

Tout compte fait, Rabanel s’avère décevant mais elle repart aussitôt en chasse, car trouver les bottines rouges constitue l’objectif de la journée. Combien de magasins de chaussures dans la rue du Centre ? C’est à vous donner le vertige.

Ses bottines marron de l’année dernière, qu’elle laisse rouler sans ménagement sur la moquette à chaque essayage, sont définitivement périmées avec leur laçage compliqué, leur bout trop effilé. Finies. Total désamour. Mais, hélas, les dernières bottines rouges viennent de s’envoler aux pieds d’une plus chanceuse, en voici de délicieuses qui annoncent deux pointures au-dessous de la sienne, même pas la peine d’essayer. D’ailleurs, l’essayage est pénible : la foule de jambes et de pieds est si encombrante qu’elle a peine à trouver un coin de tapis, une marche d’escalier, un tout petit espace où se tenir en équilibre sur un pied, le chausse-pied à la main, les boîtes ouvertes éparpillées autour d’elle, avec leur papier de soie crissant, froissé  comme un drap après l’amour. Elle aime les boîtes autant que les chaussures. Surtout la fameuse marque Charles Poignant.

Elle a eu tort de rêver d’un modèle trop précis. Dans les soldes, il faut se laisser porter, accepter toutes les dérives, toutes les aventures, simplement être à l’affût, sans projet, disponible, capter un signal et saisir. Finalement, elle renonce au rouge, elle achète des bottines marron, très mode, et, soudain, elle sent une montée d’adrénaline à la vue d’une paire d’escarpins vernis, à talons aiguille, un peu trop étroits mais tellement sexy, le pochette assortie sacrifiée, et, pour changer de style, des baskets dorées zippées sur le côté, la dernière paire, 30% de discount. Oui, il lui faut tout cela, tout de suite, l’abondance, la pléthore, plusieurs paires, des paires à la pelle, des paires à en perdre haleine, vite, avant que les autres ne s’en saisissent.

Stationner  à la caisse, écouter le bruit de la machine, voir sortir le ticket, entendre la vendeuse au sourire d’automate annoncer le montant des achats, c’est presque aussi palpitant que l’essayage. Quelque chose en elle s’allège totalement, elle se vide, elle liquide ses propres humeurs en même temps que l’argent coule hors d’elle. Pourtant son cœur se serre quand sa main s’ouvre pour agripper un sac supplémentaire. Sur le trottoir, ébahie, délestée, saoulée, elle sent qu’elle participe de tout son corps à un rituel collectif, à une orgie bienfaisante et risquée.

Chez elle, épuisée, elle abandonne les sacs les uns près des autres, les couche à même la moquette.

Elle n’a pas eu le temps de porter les sacs de l’année dernière au comptoir du Secours Populaire. Le jour J est venu trop vite. Tout est resté sur le sol, en vrac, les marques, toujours les mêmes lisibles sur les sacs, ces marques dont les noms forment une litanie sacrée : Rabanel, Roucaille, Bipop, Chamaillard, Agnès V, Charles Poignant, Barattée bis, Chococ, tous mélangés …

Les sacs neufs, les nouveaux trésors, perdent leur éclat, contaminés par le voisinage des anciens, déjà rendus à leur humble statut de papiers contenant des chiffons.

Aura-t-elle encore la force de regarder son butin ?  Au moins ses nouvelles bottines,  l’objet de sa quête, son graal. Elle a su renoncer au rouge. Mais où sont-elles, ces bottines ? Elle ne trouve plus le sac enveloppant la boîte. Il gît là, sans doute, parmi les autres,  tous échoués là, logés à la même enseigne, les vieux vêtements, les neufs, comme des cadavres sans âge que la mer rejette après un naufrage.

Elle trouve enfin le sac Charles Poignant, en exhume la boîte, en sort les bottines : marron, lacées, au bout effilé, très mode.

Ce sont les bottines de l’année dernière. Les mêmes.

Les siennes, avec une demi-pointure en moins. Les mêmes, exactement les mêmes.

Alors, assise sur le tapis du salon, répandue elle aussi, dégrisée,solitaire, sans retenue,  elle se met à pleurer.

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