Je suis né dans une île. Et pas n’importe laquelle : Ouessant.
Mon père travaillait à l’arsenal de Brest et moi, j’aidais ma mère à dessaler les légumes du jardin et tondre les moutons bruns. Et surtout je regardais l’océan. L’hiver, les soirées sont longues, alors, très tôt, j’ai goûté au chouchen qui rougit les trognes et allume des fantasmes.
Je n’avais qu’un seul livre que je relisais chaque soir : Moby Dick. Je rêvais de vivre à Nantuket. Le capitaine Achab fut mon épouvantable héros.
Tout naturellement, très jeune, je m’engageai dans la marine. J’avais toujours vécu libre, sur la lande rousse, sans autre clôture que l’océan. La pointe du Creach’, les falaises de Kerkavel ne me semblaient pas des limites mais au contraire des ouvertures sur l’infini.
La hiérarchie, les ordres, les parades, l’uniforme : toute la discipline de l’armée me fut insupportable. A Ouessant, même les moutons étaient mille fois plus libres que nous. J’abandonnai la marine sans avoir eu l’occasion d’apercevoir une seule baleine. J’y avais gagné une réputation de soiffard et un métier : mécanicien.
Du côté de Douarnenez et du Guilvinec, certain de m’embarquer dans une campagne de pêche, je traînai dans tous les cafés mon sac léger et ma liberté retrouvée.
Le Stella Maris, un langoustinier, m’embaucha pour la pêche côtière, puis le Glenn Fidich’ pour une campagne hauturière en direction du Groenland. Le patron me reprocha d’être trop souvent sur le pont, ma place c’était la soute, à graisser les machines mais, de la soute, n’est-ce pas, comment voir les baleines ?
Mon premier cachalot m’émut aux larmes. Son souffle me transporta dans le monde magique d’Achab, et il me sembla qu’il s’éloignait à regret, agitant sa caudale en ma direction, comme une invite à persévérer.
L’année suivante, la campagne de morue fut mauvaise. A cause de la concurrence, il fallait naviguer de plus en plus loin, avec du carburant de plus en plus cher. La bière aussi avait augmenté. Bientôt le patron du Glenn Fidich’ n’aurait plus d’autre ressource que de s’occuper lui-même du moteur, de lancer et tirer le chalut tout seul. Déjà, à Douarn’, au Guil’, les quais étaient déserts, les patrons pêcheurs licenciaient, les bistrots fermaient. Aucun armateur ne se risquait plus à construire un chalutier. De leurs propres mains, les pêcheurs désarmaient leurs bateaux et finalement les portaient à la casse en pièces détachées. J’ai souvent pleuré avec eux, sur le comptoir de chez Ty Beudeff.
De ma rencontre avec les eaux hyperboréales, j’avais retenu deux choses : je supportais mal le froid, même avec le renfort des grogs, et d’autre part ma passion pour les baleines allait croissant. Un jour, sûrement, je nagerai à leurs côtés, je pénétrerai dans leur univers.
Désormais chômeur et vagabond, je construisais dans ma tête d’extraordinaires aventures baleinières dont la moins réaliste me conduisait à faire l’amour avec une baleine bleue qui me laissait tendrement pénètrer tout entier en elle et m’y installer, tel un nouveau Jonas, non pas avalé – d’ailleurs comment imaginer Jonas filtré à travers les fanons ?- mais accueilli dans sa majestueuse fente génitale. Là, nimbé d’une irréelle lumière bleutée, tout mon corps, du sommet du crâne à l’ultime orteil, vibrait d’une jouissance infinie. Puis la baleine se mettait à chanter ! Cette musique palpable, destinée à tous mes sens me procurait une indicible extase.
Après avoir refusé trois ou quatre boulots minables indignes d’un insulaire, je me trouvai dépourvu de toute ressource, mais pourvu d’une ardoise conséquente chez Ty Beudeff. Alors, mon sac sur l’épaule, direction Marseille. Certes, la Méditerranée n’a pas le même attrait que l’Océan, mais l’ambiance est solaire, le pastis coule à flots et nourrit la rêverie aussi bien que le chouchen. Quelqu’un me raconta l’histoire de la baleine échouée dans le port de Marseille : je n’ajoutai aucune foi à cette légende.
Chercher du travail au port de plaisance, c’était possible, mais faire le larbin sur un yacht de VIP, nettoyer le vomi des invités de Mickael Jackson ou de Maradona, jamais un Ouessantin, fils spirituel d’Achab ne s’y résoudrait.
La chance se présenta finalement sous une forme peu esthétique mais prometteuse d’aventures maritimes. Un énorme cargo recrutait. Il embarquait quatre mille véhicules – camions, automobiles de luxe – de Marseille à l’île Bourbon, via le canal de Suez. Sur l’île, après livraison des véhicules, on les remplacerait par autant de carcasses et vieilles ferrailles douteuses qu’on irait déposer en Afrique, quelque part où il y a de la place.C’est pas ça qui manque, disait le patron.
On poursuivrait ensuite le voyage vers l’extrême sud de l’Afrique, Cap Town, la dernière ville avant l’Antarctique. Là, avant son retour, le cargo se chargerait en containers remplis de milliers de bouteilles grand cru : sauvignon, gamay, mourvèdre, pinot noir. Pour les amateurs de vin, nombreux à l’île Bourbon.
On y goûterait, j’espère, au passage.
Me voici, pour ce périple, l’équivalent maritime d’un technicien de surface. Et de la surface, il y en avait, croyez-moi.
Alors, dans l’Océan, défilèrent sous mes yeux ébahis des baleines à bosse, des baleines noires, des baleines joueuses, qui hissaient leur corps aux trois quarts hors de l’eau avec grâce et légereté en balançant de monumentales gerbes d’écume. Pour moi, se composait un ballet de baleines. A chaque fois l’une d’entre elles m’adressait un signe. Chaque passage de baleine était une promesse. Je résistais avec peine à la tentation de me jeter à la mer pour accompagner de mon corps le mouvement colossal et toucher enfin leur peau blanche et noire, vernissée de vagues géantes.
A l’extrémité de ce continent tendu vers le pôle, deux océans se mêlent, et les baleines font halte, près de la côte, à Hermanus, pour frayer, se reproduire avant de partir – en ce qui concerne les femelles – allaiter les baleinaux dans les mers chaudes. C’est ce que m’apprit un matelot philippin qui faisait le voyage pour la troisième fois.
A Cap Town, notre cargo se trouva immobilisé par la douane. Nous avions ordre de rester à bord, mais je m’enfuis sans même réfléchir : Hermanus n’est qu’à une centaine de kilomètres. J’avais hâte de découvrir un lieu entiérement consacré aux baleines.
D’abord ce sanctuaire me réserva une déception. Loin d’être sauvage, violente, haute en couleurs comme Dournenez du temps de sa splendeur et comme j’imaginais (sans doute à tort) Nantuket, Hermanus ressemble à une bourgade suisse dont on aurait remplacé le Léman par un « âpre océan ». De vastes maisons blanches et rouges, fleuries de géraniums, hérissées de clôtures électriques, exhibant dans leur double garage hors-bord 300 chevaux et 4×4 de luxe, des pelouses vert anglais, pas un seul bistrot et des milliers de dents de cachalots sculptées dans les boutiques du front de mer. L’ensemble était navrant.
Mais dès que l’on tourne le dos à la ville, assis sur les rochers ocre blanc, on est émerveillé par la proximité des cétacés. Baleine franches, baleines à bosse se succédent – car elles entrent dans la baie – l’extraordinaire brillance de leur peau comme à portée de caresse. On peut détailler à l’œil nu les excroissances calcaires qui forment sur leurs flancs comme une géographie secrète de collines et de cratères.
O miracle, l’œil brillant d’une baleine franche croisa mon regard exalté. Un clin d’œil. Oui, la baleine me fit un clin d’œil. J’en tombai immédiatement amoureux. Puis elle sonda et disparut.
A Hermanus, je fis une rencontre singulière : le Crieur de baleines. Un vieil homme qui se plaignait de n’avoir pas de successeur. Car son métier tombe en désuétude, à cause des téléphones cellulaires. On le garde pour le folklore, désormais son employeur, c’est l’office du tourisme. Je l’invitai à partager ma bouteille de jackdaniel.
Voici en quoi consiste l’activité d’un Crieur, m’expliqua-t-il : au début du printemps, il guette l’arrivée des premières baleines et répand la nouvelle en circulant sur le chemin côtier et dans toute la ville, vêtu de rouge, psalmodiant de sa voix puissante : whale, whale, whale, whale ! Sa mélodie est si belle qu’elle évoque le chant d’amour des baleines, ce chant merveilleux qui fait tant rêver.
Par la suite, quand les baleines défilent à longueur de journée, le Crieur indique à la cantonnade dans quelle partie de la baie elles se trouvent, leur nombre, leurs singularités, leurs parades, les phases des accouplements. L’été, il se repose et, quand les baleines passent à nouveau, à l’automne, il reprend son cri et ses informations.
Mais aujourd’hui, à peine les baleines apparaissent-elles qu’elles sont immédiatement signalées, les téléphones sonnent et les curieux arrivent, d’ailleurs assez peu curieux car ils se contentent de prendre une photo avec ce même téléphone et aussitôt remontent dans leur voiture.
Désormais, on n’a nul besoin de moi, me confia le Crieur, la larme à l’oeil.
Après avoir appris du vieux Crieur quelques bribes du chant d’amour des baleines, je quittai Hermanus (où la bière est fade et le whisky trop cher) et les sublimes acrobaties des cétacés de la baie, emportant dans mon œil l’éclat de l’œil de « ma » baleine, son signe de connivence, tremplin de mes fantasmes les plus fous.
Le cargo géant était toujours à quai. J’y repris ma place et quelques jours plus tard, avec son chargement de bouteilles, il appareilla pour l’île Bourbon. La nuit du départ, je rêvai que ma baleine avait accouché d’un baleineau à la tignasse blonde et aux yeux vert océan, et que de ses mamelles généreuses coulait du chouchen, tandis que je me frottais à ses flancs lisses et fermes, d’où jaillissaient des ondes de plaisir.
A l’île Bourbon, je fus débarqué, renvoyé à ma solitude, mon sac de marin comme unique bien, à la recherche d’un emploi, hanté par l’œillade de la baleine franche et travaillé par le désir.
A peine plus grande que mon île natale, l’île Bourbon est davantage pourvue de montagnes et surtout de véhicules tournant en rond à la queue leu-leu. Pour un natif de Lampaul, la présence de l’Océan et le rhum (un substitut acceptable du chouchen) constituent deux atouts majeurs. Et s’il manque à mes narines l’odeur du goémon, c’est au profit d’une aimable tièdeur de l’eau et de l’air. L’attrait principal de l’ile, c’est bien sûr le passage des baleines à la fin de l’hiver austral.
Cette année-là, les baleines apparurent dans l’Océan Indien, dès le mois d’août et je m’installai sur un guetali de la côte Ouest, d’où je surveillais toute la journée deux pointes rocheuses : la Pointe au Corail et la Pointe aux Vents. Elles passaient nombreuses, signalées par leur souffle, leur échine glissée dans la soie de l’océan.
Muni de jumelles et d’une longue-vue, c’est désormais mon métier. Je guette. J’aime mieux être guetteur de baleines que marin ou mécanicien. Car, en plus de guetteur, je suis conteur.
Les insulaires se sont habitués à ma présence. Ils viennent me demander des légendes bretonnes, des histoires de marins. Je leur chante « Tri matelo », je fais surgir pour eux la baie de Lampaul, les falaises de Kerkavel, les moutons bruns de Ouessant (même s’il n’y en a plus depuis longtemps). Je leur décris Hermanus et le Cap de Bonne Espérance. J’imite pour eux le souffle du rorqual remontant vers les glaces du Groenland, et le chant du vieux Crieur, whale, whale, whale, et son désespoir. Et surtout je leur parle du capitaine Achab, de Moby Dick et de ma Baleine Bleue, celle qui m’accueillit dans ses flancs. Ils n’ont pas besoin de savoir que c’est seulement en rêve.
Ils me nourrissent de cari, de mangues et de letchis, je nourris leur imagination. Ils me fournissent le rhum charrette et moi je les transporte dans le domaine secret des baleines en migration, au coeur mystérieux des accouplements entre mastodontes à la peau lustrée.
Ici, les baleines sont faciles à repérer car la mer est vide de bateaux. Comme les pêcheurs ne trouvent plus de poisson, ils ont cessé leur activité, et l’on ne voit au large que les énormes porte-containers apportant les véhicules et le carburant. On dit aussi que les baleines vont mourir de faim car les mers froides se réchauffent et n’ont plus assez de plancton. On dit beaucoup de choses. Moi, je guette toujours.
Ma baleine n’est pas réapparue. Je sais pourtant qu’elle viendra me chercher. Je verrai à nouveau son œil obscur et le surgissement de son corps immense. J’irai à sa rencontre.
Alors, après tant d’années passées à guetter, je pourrai mourir sur une île. Et pas n’importe laquelle : l’île Bourbon.
Notes :
Chouchen : alcool fort à base de miel, fabriqué en Bretagne ;
Guetali (mot créole réunionnais) : petite construction placée dans l’angle d’un jardin ou d’une terrasse et d’pù l’on peut « guetter ».
Cari (mot créole réunionnais) : sorte de ragoût assez épicé, servi avec du riz, plat principal des repas créoles.