Le collectionneur

J’ai descendu trop vite les derniers virages. A faire crisser les pneus. Je gare ma voiture à l’entrée du pont, là où la vue sur l’océan est dégagée, parfaite.

Il est temps.

Le soleil, comme une grosse orange, va s’écraser dans le métal gris de la mer. Il descend vite, moitié d’orange sanguine, puis fine pelure de feu au contact avec l’horizon. Et, au final, l’éclat vert.

Me voici, les pieds collés au bitume, le gouffre en dessous et la tête dans les astres. Sidérée comme toujours, éblouie par le vert ultime.

Une voix me fait sursauter.

– Vous l’avez vu ?

Il y a quelqu’un derrière moi, un drôle de bonhomme, avec un bonnet de laine, un visage fatigué et des lunettes sombres, un carnet d’écolier à la main.

– Vous l’avez vu ?

De surprise, je reste sans voix. L’inconnu, lui, semble bavard :

– C’est la première fois que je rencontre ici un autre amateur de rayon vert. Je suis collectionneur, voyez-vous, voici mon mille neuf cent vingt-troisième rayon, quatre cent cinquantième pour l’Océan indien,  n° 3 sur l’échelle de l’éclat, assez modeste, somme toute, catégorie émeraude medium. Un de plus, fêtons cela ensemble, voulez-vous ?

Il n’attend pas la réponse et continue :

– J’ai la plus belle collection du monde et la seule qui ne se puisse montrer : mille neuf cent vingt-trois exemplaires de rayons verts ont impressionné ma rétine et mon âme d’esthète … mais je vous ennuie avec mes chiffres.

Je dis bêtement : vous faites des photos ?

–  Des photos ? Pourquoi ? Vous connaissez quelqu’un qui serait intéressé par une collection de clichés de ce genre ? Non, j’ai un carnet, un crayon, une mémoire visuelle hors norme et le classement que j’ai inventé.

D’abord l’échelle de l’éclat : intensité de 1 à 12. 12, c’est le maximum, je n’en ai que vingt-et-un en tout, des 12. Je note la dimension en « centifuges », c’est moi qui ai inventé cette mesure. Ensuite, bien sûr, la  nuance.  Par catégorie : jade, olivine, chou, véronèse, gazon anglais, turquoise, émeraude, etc. Parfois deux ou trois nuances se font concurrence ou se succèdent en un même rayon.

J’ai visité, savez-vous, presque toutes les mers et quantité de déserts du monde, oui, beaucoup voyagé. Je peux vous raconter les rayons verts des Iles Laquédives, ceux du détroit de Bab-el-Mandeb, du Cap d’Ambre ou du Grand Erg, le rayon de Roche Percée, celui de Bonne Espérance, de Timimoune, de Lampaul, des Lofoten … Mais, finalement, le plus beau c’est toujours le dernier, quelle que soit sa catégorie.

Voyons …Rayon vert du Pont sur le bras de la Plaine.

Heure : 18 heures vingt quatre. Chacun, sur mon catalogue,  porte à la fois un numéro et un nom intime. Celui-ci …Comment vous appelez-vous ? Vous ne répondez pas ? C’est que je note aussi les rencontres, mais elles sont rarissimes, surtout dans les déserts…

Devant  mon air perplexe,  il interrompt un instant son soliloque.

– Venez, dit-il encore, en s’avançant, venez regarder ma collection de rayons verts.

L’inquiétude doit se lire sur mon visage

– Mais comment cela, vous avez dit que…. ?

Il se met à rire, son visage se détend et paraît soudain plus jeune, presque enfantin, candide et malicieux à la fois.

– N’ayez plus peur, regardez-moi. Regardez-moi bien en face.

Alors seulement, il retire ses lunettes de soleil.

Je vois son visage éclairé par des yeux verts, verts, d’une intensité incroyable, d’une beauté fascinante.

Alors, sans hésiter une seconde, je prends la main que me tend le collectionneur.

Depuis je ne l’ai plus quitté.

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