Polyte de SAVINIEN MEREDAC (1880-1939), 1926.

Paru dans la revue L’Atelier d’écriture n°4, novembre 2009

Polyte est considéré comme « un des chefs d’œuvre de la littérature mauricienne » mais il existe peu de critique littéraire concernant cette œuvre et, à ma connaissance, aucune récente. Grâce à la revue L’Atelier d’écriture éditée par Barlen Pyamootoo depuis juin 2009, les lecteurs mauriciens et les abonnés de tous lieux ont pu découvrir ce texte. Il serait dommage que Polyte ne soit pas lu à la lumière des connaissances littéraires et des valeurs du XXI° siècle. Voilà le sens de ma lecture. J’avoue au passage mon ignorance du contexte littéraire mauricien de 1926. Et comment ce roman a-t-il été accueilli ? Quels commentaires a-t-il suscité ? La seule critique que j’ai trouvée est bien postérieure à la mort de l’auteur et elle témoigne d’une lecture – à mon avis-  assez peu approfondie de l’œuvre. Quoiqu’il en soit, on trouvera ici l’expression d’une subjectivité, et d’un amateurisme revendiqué en matière de critique littéraire !

Réactions d’une lectrice en 2009

Ce qui me frappe le plus, c’est que Polyte est un monstre de cruauté dont son entourage – à commencer par ses victimes – s’accommode : un monstre socialement acceptable.

Il traite sa femme en esclave, son fils est pour lui moins qu’une vermine, il humilie et  accable d’injures son supposé rival, décide froidement du meurtre de ces derniers, et pour finir condamne sa femme à la mendicité. Rien pourtant ne fait obstacle à la réputation de « Grande-Guèle ». Personne ne proteste, personne ne prend la défense des opprimés, et surtout pas la « conscience » de Polyte. Pas de morale, pas de pitié. Le groupe social cautionne  et relaie son attitude, mépris, maltraitance d’une femme et d’un enfant, discrimination vis-à-vis  d’un  autre groupe.

Quant au narrateur, c’est à peine s’il suggère  sa compassion, écrivant parfois : « la pauvre femme » (p. 98). Au lecteur de réagir à partir d’un réseau d’indices qui désignent Polyte.

Quelques éléments d’analyse littéraire

Personnages

Polyte : le nom/titre. Nom seulement le titre éponyme mais la richesse de l’onomastique le concernant (présence d’un surnom très expressif) indiquent la figure de premier plan qu’est Polyte. Le diminutif indique une familiarité bon enfant. Cependant Hippolyte renvoie à la tragédie grecque. Or le personnage est tout sauf « bon enfant » : c’est un monstre, qui va broyer ses proches. Cependant dans son microcosme Polyte est craint et respecté, cf. le premier portrait de Polyte (p. 10) « Sa bravoure et son inflexible volonté l’ont posé parmi les gens de Grand Gaube » De plus il a navigué, quitté le « peille Maurice». cf. aussi le panégyrique que prononce de lui Nénesse (p. 57) et l’impunité finale (p. 156).

Polyte Lavictoire : son histoire est écrite dans son nom et dans son surnom « Grand Guèle» : il aura le dernier mot. Quant à Quincois, on ne l’entendra guère. Il se tient coi, avec son surnom qui renvoie à un poisson (le bouletangue) et dont va hériter Samy (« croisé bouletangue » p. 108), également réduit au silence. Samuel/Samy : le nom porte la trace de l’ambivalence (deux racines religieuses). Et quelle ironie dans la parole du pasteur : « que cette jeune tête répande autour d’elle l’apaisement … » p. 99, une antiphrase ! Quant à la famille « Sansdésir » … le nom de (Re)Becca Sansdésir constitue-t-il une excuse ou un argument en faveur de son innocence ?

Polyte est souvent associé aux objets tranchants : avec ses dents … « embrevées les unes aux autres, comme des dents de tazar » (image récurrente, cf. p. 43), son activité est associée au couteau et au rasoir (p. 29), « on eût dit que grand Guèle poignardait le fauteuil », au couteau. Motif récurrent qui désigne ainsi au lecteur la cruauté du personnage et anticipe sur le dénouement « C’est des tazars qui coupent en deux le poisson dans notre hameçon et ne nous en laissent que la tête … » (p. 19) (1).

Thèmes

Une tragédie de la vengeance : quinze ans d’attente pour ce « cœur farouche »  (p. 157) cf. personnages de Mérimée, accomplissant une vengeance, cf. plus près de nous les romans d’Ismaël Kadaré (Avril brisé 1980, GF), vengeance de clan, dans un village de montagnards, et Garcia Marquez Chronique d’une mort annoncée (1987) : là aussi les personnages vivent en vase clos.

L’infanticide : crime suprême, tabou très fort, universel. Seule l’obéissance à Dieu pourrait autoriser à tuer son enfant, et encore : Dieu arrête le bras d’Abraham. Mais ce meurtre d’un innocent, est-ce un crime contre son propre sang ? Le fils maudit,  est-il un fils adultère ? Le fils d’un autre, de l’Autre ? Mais qu’en sait-on de cet adultère présumé ? Est-il le fruit d’un cerveau malade ? Le roman ne donne aucune certitude et reste totalement ambigu.

Le thème central du roman : la jalousie qui rend aveugle, et fou, et criminel : thème constant dans la littérature classique et moderne. Polyte, l’Othello de Grand Gaube. Le rapprochement avec Othello n’est pas inepte : bien des pages et des images (l’oursin, la marée) sont consacrées au tourment intérieur, au « soupçon », au « doute ». La jalousie est ici attisée par le racisme : l’ennemi est doublement l’Autre, doublement le rival, le concurrent. « Le sang indien c’est ça la souillure qui compte ». De plus le rival est lui-même « un bâtard ». La bâtardise vient s’ajouter au « sang malabare » (p. 15). Polyte se sent cocu comme mari et aussi comme Noir, disputant aux Malabares la mère patrie, son Péi Maurice.

De la jalousie en littérature : le personnage du cocu (ou supposé tel) est un personnage qu’on en finit pas de décliner, dans tous les registres. Tragédie shakespearienne galerie des ridicules au théâtre, du Moyen Age à Beaumarchais et Feydeau en passant par Molière, chez qui il est parfois pathétique (Arnolphe). A l’époque moderne, dans le roman, le cocu est presque toujours ambigu et ambivalent. C’est la configuration du triangle, que l’on trouve aussi bien dans la tragédie et la farce que dans le grand roman, avec plus ou moins d’insistance sur les différentes pointes du triangle, figure instable par excellence et symboliquement liée à la sexualité. A noter ici l’effacement (la quasi absence de traitement romanesque) des 2 pointes femme/amant au profit du mari omniprésent. Ce thème – associé souvent comme ici à celui de la vengeance – a été traité par les plus grands auteurs, comme une tragédie dégradée parfois en bouffonnerie. cf. L’éternel mari de Dostoievski ; Un amour de Swann ; Proust nous rappelle que la jalousie se nourrit de fantasmes et n’a pas besoin de réalité ni de « preuve ». Voir aussi Zola et Maupassant. Chez Maupassant, la jalousie peut être battue en brèche par l’avarice et le goût du lucre, chez les bourgeois comme chez les paysans. Mais parfois, c’est la générosité qui fait refluer la jalousie et adopter le « bâtard» (cf. «Le papa de Simon » 1870) : rien de tel ici.

La cruauté : le type de personnage, monstrueux au sein d’une communauté qui ne le reconnaît pas comme tel, qui banalise sa violence, ou même la cautionne (« Il y en avait beaucoup de bêbêtes ») renvoie à nombre de personnages de Maupassant. La cruauté exercée contre des innocents – consciemment ou non –  le malheur des femmes bafouées, traitées en servantes et en objets : cf. « Un fils » ; « Pierrot » ; « la Rempailleuse ». Autant de comportements que le groupe social – le village, la micro société bourgeoise, la doxa cautionne, voire approuve.

Une autre nouvelle cruelle de Maupassant exploite le motif de la tempête, c’est « En mer ». Le rapprochement s’impose surtout pour la relation « drame de la mer »/drame humain.

La poésie des noms : litanie des noms des lieux, griserie gourmandise des noms, ainsi p. 11 : «  depuis le Cap d’Hortal jusqu’à Macondé, depuis la Pointe aux sables de la Grand Rivière jusqu’à Grands Sables du Vieux Port » … parlez-moi … des voyages à Agaléga et à Salomon, à Péros et aux Six-Iles … ».

Tissage événements naturels/ événements psychologiques : le cyclone joue un rôle éminent dans le scénario : les « envies de meurtre » commencent à la première tempête (p. 30-34), le meurtre a lieu à la seconde. Le rapport entre les deux est souligné par le narrateur (p. 157).

Les images : toutes émergent du lieu, de la géographie, du parler, des mœurs : « Polyte se sent enraciné à son Pays-Maurice, comme sont enracinés dans le sol les cinq manguiers qui marquent son balisage » ; principalement du domaine de la mer, cf. « les dents de tazar » (p. 43 etc.) métaphore de la cruauté du personnage. Le soupçon est comparé au piquant d’oursin (p. 45 46) et au flux et reflux de la marée. (p 51).  Intégration d’un vocabulaire local, populaire, technique (de la pêche et de la marine) : carangues, cordonniers, tazars, sacrés-chiens, bouletangue …, objets du quotidien : « Grand-Guèle broyait ainsi des pensées brûlantes comme le massala que le rouleau de pierre écrase sur la roche -à-cary » (p. 37)… « La vérité – cette vérité-là, surtout- ce n’est pas comme une raie qui vient se chauffer au soleil … » p. 81.

Non dits, silences et ellipses : chargé d’implicite, le texte fonctionne sur des non-dits, à l’image d’une société de non-dits. Ellipse remarquable, le moment du meurtre : « Polyte saisit le gourdin dont on assomme les zourites ; penché sur le plat bord, sous le vent, il gouvernait de son pied appuyé à la barre. Un vrai travail de caméra !!!

Vivacité du style : elle est due à l’utilisation fréquente du discours direct et du discours indirect libre (p. 9) ; insertion libre et naturelle des dialogues. Ce type de discours accentue la verve et la gouaille du narrateur (ou du personnage) cf. analyses de Maingueneau (2) sur Zola : le discours indirect libre, comme « hybridation » des discours, crée un flou sur la prise en charge des propos (narrateur ou personnage ?). On glisse des paroles du narrateur à celles du personnage, par la magie de ce discours indirect libre, ex p. 9 « Voyons, passe encore de se remarier à soixante ans … etc.  ».

Destin ? Déterminisme social ? En tout cas défaite de l’humain : impossible conciliation entre les clans rivaux (« le Noir contre l’Indien » p. 145). Impossible éducation : la mère n’est pas en mesure d’élever l’enfant, de le légitimer, celui-ci n’est pas en mesure d’éveiller sa mère, de l’aider à tenir sa place. Impossible compassion. Les personnages demeurent les victimes désignées de celui qu’aucun sens moral ne tempère, qui est légitimé par toute une micro-société fascinée par sa faconde et ses colères, et qui  finalement se comporte comme un dictateur à l’échelle de son petit monde.

(1) Les remarques sur la notion de personnages s’appuient sur les travaux de Philippe Hamon, entre autres « Statut sémiologique du personnage» (Littérature, 1972)

(2) MAINGUENEAU Dominique, Pragmatique pour le discours littéraire et Exercices de linguistique pour le discours littéraire, Dunod, 1990 et 1997.

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