Les chiens

La nuit, mon compagnon ne réussit plus à dormir. A cause des chiens. Naguère ils aboyaient en chœur au moment où la nuit tombe puis nous laissaient en paix jusqu’à l’aube. Mais peu à peu ils se sont mis à hurler à n’importe quelle heure : l’un commence, un autre répond, puis un autre encore, une meute prend le relais et c’en est fini du sommeil. Même la cire dans les oreilles ne parvient pas à rétablir un peu de silence. Moi, j’arrive à les oublier en me racontant des histoires, puis je plonge dans des rêves incohérents, interrompus, recousus, pleins de bruits et d’aboiements inquiétants. Au matin, les coqs font entendre leur chant, mais, depuis peu, ils ont commencé à se faire entendre aussi la nuit, un chant rauque et comme contrarié. Les coqs me rassurent un peu, même s’ils me réveillent, mais les chiens me font peur.

J’ai cessé depuis longtemps les promenades sur les chemins car les chiens poursuivent les piétons jusqu’à leur saisir les mollets pour y planter leurs canines. La sécurité, disent mes voisins, la sécurité. Sans chien, on ne serait pas en sécurité. Mais alors, fermez vos portails, attachez les bêtes ! Ils ne m’entendent pas.

Marcher est désormais une nécessité, depuis qu’il y a des restrictions de carburant. Pour aller au village, j’emprunte la route cimentée avec mon sac à dos, et, au retour, j’évite la plage, à cause des meutes, de plus en plus nombreuses. La difficulté consiste à rentrer avant la nuit, car il n’y a plus d’éclairage sur les chemins. Mon sac est rarement plein : le ravitaillement est limité aussi. Je ramène quelques boîtes de conserve, des pâtes, du riz, des ampoules et des piles, quand le bateau a pu accoster.

Dans ces conditions, inutile de préciser que notre moral est sombre. Comme l’atmosphère. La pluie accable souvent l’hémisphère austral depuis que la plate-forme Wilkins a fondu, et si vous imaginez le bleu du lagon et les palmiers s’agitant doucement au bord du rivage, imaginez aussi, sur la plage, des meutes de chiens errants, retournant les déchets, noix de coco, graines de filaos, débris de corail mort, cherchant quelque chose à manger. Certains sont maigres et malades, efflanqués, le poil à moitié arraché.

Les autorités régionales ont lancé plusieurs campagnes d’information : Gardez vos chiens à la maison. Attachez les chiens la nuit. Ne les abandonnez pas.

Mais les chiens sans maître continuent à proliférer, car les gens ne peuvent plus leur acheter de nourriture, surtout ceux qui ont des gros chiens, dressés pour la garde et l’attaque,  avec leur énorme appétit.

Les chiens abandonnés se regroupent en meutes, sous la direction d’un animal dominant, et, la nuit, ils hurlent à la lune. Officiellement, on fustige les maîtres irresponsables mais la police n’a pas encore constaté un flagrant délit d’abandon.

A cause de la crise, se nourrir  est un vrai problème quotidien, alors, les animaux …

Tout le monde devient insomniaque et l’agressivité est palpable.

Des villageois s’organisent pour réclamer le ramassage des chiens et le rétablissement du sommeil. On manifeste sur les routes et sur les plages.

Une nuit, c’est une femme qui est défigurée par la morsure d’un dobermann. A la tombée du jour, deux dogues blessent gravement un jeune homme qui voulait les capturer. Une autre fois, un homme sort de chez lui en pleine nuit avec sa carabine, un autre poignarde son voisin qui cherche à le calmer. Chaque crépuscule, un nouvel accident, une nouvelle folie nocturne.

« Nos concitoyens ont-ils perdu tout sens commun ? » demande le quotidien, devenu hebdomadaire, à cause des restrictions. « Comment retrouver la sérénité ? »  « Halte aux nuisances nocturnes ! »

Rares sont les gens qui ont encore du travail. Beaucoup de garages sont fermés. Et les magasins sont à moitié vides. Seuls les maraîchers et les agriculteurs continuent de s’activer, mais avec ce carburant rare et cher, le travail est ralenti et la pluie qui inonde les terres pourrit les récoltes. On commence à redouter la famine autant que l’insécurité. Voilà pourquoi mon compagnon ne se rendort plus la nuit quand les aboiements le réveillent. Et il est loin d’être le seul.

Finalement, le Conseil Administratif a trouvé une solution provisoire : entre 6h du matin et la tombée du jour, à l’exclusion des abords des écoles, on sera autorisé à tirer sur les chiens.

Distribution de fusils. Ainsi,  on éradiquera le danger et l’on retrouvera des nuits paisibles. Est-ce un bon plan ? C’est une façon d’occuper les oisifs. Ils pourront se défouler et se rendre utiles. Les slogans fusent. Prenons les armes. Défendons-nous contre l’abomination canine. Restaurons le sommeil.

On fera feu sur tout ce qui nous empêche de dormir.

Mon compagnon dit que le Conseil et tous ces gens se trompent de cible, mais il est devenu tellement irritable, lui aussi…

Dans la journée, les chasseurs tirent sur tout ce qui aboie. L’odeur est épouvantable car les justiciers oublient parfois de ramasser les cadavres. Où bien emploient-ils des chiens de chasse qui répugnent  à  ramener les dépouilles de leurs congénères ?

Pas question pour moi d’aller vérifier. Je ne sors presque plus.

Il faut se débarrasser de tout ce qui trouble notre sommeil, disent mes voisins.

De tout.

En tout cas, le nombre de chiens errants décroît et les nuits deviennent plus calmes. Sans doute les gens qui peuvent encore nourrir un chien le gardent-ils à l’intérieur de leur maison. Tous les gros chiens ont disparu. C’est curieux : les coqs se sont tus également. Je me demande s’ils ont déjà été mangés.

Voici enfin une nuit silencieuse qui commence. On l’espère réparatrice. On va retrouver le sens de la nuit, son épaisseur, peut-être sa volupté. Et surtout s’abandonner plusieurs heures, oublier la situation, récupérer pour mieux affronter les problèmes. Plus d’aboiements. Plus de coqs au chant enroué. Plus un son. Une vraie nuit.

Le silence est profond, épais. Contrairement à nos attentes, il fait peur. Sans doute ce que l’on appelle un silence de mort. Tout est noir. La lune est absente et l’atmosphère est comme figée. On a rarement connu une nuit aussi pesante.

Mon compagnon et moi, troublés par l’absence de tout bruit, nous ne dormons pas.

Soudain, peu avant l’aube, des cris déchirent la nuit, suivis à nouveau du silence. Des pleurs.

Ceux d’un enfant.

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