Le jeune homme en gris

PARIS 2007, ESTELLE

Même quand ils devinrent intimes et qu’elle connut son prénom, Estelle le nommait pour elle-même « le jeune homme en gris ». A cause du costume gris un peu froissé qu’il portait lors de leur rencontre, du côté  du Boulevard saint Germain. Elle sentait en lui comme une grande fatigue tempérée par une légèreté enfantine, ou plutôt une sorte de détachement.

Sans doute pas plus jeune que moi, peut-être même plus vieux,  se disait-elle.

Estelle se considérait comme une fille sans histoire. Son idéal, à trente ans passés, c’était trouver  un compagnon, avoir des enfants. Mais toujours ses aventures amoureuses tournaient mal. Allez savoir pourquoi ! Avec le jeune homme en gris, la malédiction continuerait, c’était plus que probable. Il était parfois si distant. Sa compagne privilégiée, c’était la solitude.

Elle apprit assez vite quelle était son occupation, lorsqu’elle lui proposa de passer la nuit chez elle. Impossible, il était de service. Gardien de musée. Parfois la nuit. Un métier vide, se dit-elle, comment occupe-t-il sa pensée, au long des gardes de nuit ?

Elle était charmée par son un accent qui disait à l’oreille que le français n’était pas sa langue maternelle.  Elle aimait jusqu’à son air absent et sa manière de ne pas entendre les questions, même anodines. Elle appréciait sa modestie : il ne cherchait jamais à se mettre en valeur, il ne feignait  pas l’étrangeté, il semblait étranger à lui-même, sans la moindre pose.

Chez lui, presque rien. Les objets usuels toujours en ordre, quelques vêtements, blancs ou gris, un seul costume. Pas d’images aux murs, pas d’horloge. Deux ou trois livres de poésie en langue espagnole, d’autres empruntés à la bibliothèque de quartier. Les rues de  Paris lui tenaient lieu de famille, il avait les arbres et les nuages comme amis.

Pourtant il savait être tendre,  il aimait faire l’amour, mais vivre à deux, elle ne lui poserait même pas la question. Lorsqu’il voyait un enfant, il détournait les yeux.

Estelle ne se découragea pas, même si, à chaque visite, elle redoutait qu’il eût disparu. Toujours son cœur battait violemment dans l’escalier en montant chez lui.

Elle commençait à l’apprivoiser, du moins s’en persuadait-elle, lorsqu’il lui annonça qu’il devait partir. Loin. Des semaines, peut-être des mois. Ton pays ? Il répondit par un de ses silences qui la mettait en posture d’indiscrète, ce qu’elle redoutait par-dessus tout.  Elle respecta le silence.

C’est pure folie de ma part, pensa Estelle, et pourtant, je vais l’attendre.

BUENOS AIRES, 1977 MANA

Mana avait astiqué toute la matinée la maison de ses patrons, à San Telmo. Encore une réception, des parquets à frotter, des nappes à repasser, des vitres à rendre transparentes. Les riches sont si exigeants. Pourtant elle ne sentait pas sa fatigue tant elle était inquiète. Pas de nouvelles d’Anselmo, son fils. Et Silva, la compagne d’Anselmo, n’était pas venue lui amener le petit. «  Tu le garderas le avec toi quelques temps» avait dit son fils. Les mots d’Anselmo, pour Mana étaient paroles sacrées. Son unique fils, qu’elle ne voyait pas assez. A quoi pouvait-il bien s’occuper ? Mana n’en avait pas la moindre idée.  Et maintenant, il y avait le petit, son seul petit-fils, sa fierté. Est-ce que Silva n’avait pas voulu le lâcher, cet enfant qu’elle cajolait tout le temps contre sa poitrine ?  Mana avait des manières plus brusques, des manières de paysanne, mais cet enfant, elle l’aimait, ça oui !

Mana traverserait la ville à pied pour se rendre dans le quartier de la Boca, le long du Rio de la Plata, chez son fils. Elle chercherait une explication à ce silence. Est-ce qu’Anselmo n’avait plus confiance en elle ?

Devant leur logement, elle pensa s’être trompée. Les vitres de la fenêtre étaient cassées, la porte entrouverte. Elle s’approcha, craintive : les meubles renversés, même le lit du petit, des papiers éparpillés, les tiroirs au sol.

Ne reste pas là, dit une voix derrière elle. Ils les ont emmenés.

Elle sentit son cœur s’arrêter puis repartir à toute allure.

La voisine qui avait entrebâillé une porte  lui fit signe d’entrer. Vite. Ne reste pas là.

En pleine nuit, les coups violents contre la porte.

Ils étaient trois, elle avait entendu les voix. Deux soldats et un gradé. Des voix dures, pressées.

Leur véhicule avait stationné devant la maison.

Ils avaient  pris la femme, ils avaient pris l’enfant.

A la fin, la nuit s’était refermée sur un long cri, un cri presque inhumain.

Et l’homme, demanda Mana, Anselmo, mon fils ?

Pas vu. Disparu.

Mana  ne comprenait rien à la politique. Elle tenta de poser des questions. Elle écouta la radio. Elle qui peinait à remplir un formulaire car elle ne savait pas lire, elle entreprit des quantités de démarches. Pas un seul jour de répit : elle les retrouverait.

S’ils étaient en prison, on lui accorderait bien une visite. Et l’enfant ? Est-ce qu’on met un enfant en prison ? Elle fit le tour des maisons d’arrêt, des postes de police.

Des portes fermées, des heures d’attente, des files interminables, avec d’autres femmes, d’autres mères.

On racontait qu’il y avait trop de monde dans les prisons, que des centres de détention étaient ouverts dans des écoles. Des écoles. Mana qui n’avait pas eu la chance d’étudier, s’indignait. Pour toutes les femmes, c’était la même quête et les mêmes refus.

Partout elle fut éconduite, parfois humiliée. Mais jamais un soldat n’osa porter la main sur elle,  une mère, c’est sacré.  Sauf pour les assassins. Les employés municipaux,  les gendarmes, les soldats ne sont  pas des assassins, ils font leur travail, c’est tout. Et Mana elle aussi accomplissait sa tâche, son unique tâche désormais : retrouver son fils. Et les autres femmes patientaient, comme elle, depuis des mois.

Mana n’avait aucune autre famille,  ses trop nombreux frères et sœurs étaient restés au nord, dans la province de Salta, accrochés à leur montagne, misérables. Anselmo, Silva et le petit. Mana ne vivait que pour eux.

« Disparu », telle était la réponse. Le nom d’Anselmo  figurait sur une très longue liste de « disparus ».

Un jour, les femmes se regroupèrent pour  protester sur la Place de Mai, là ou bat le cœur de la ville. Assises, elles ne bougeraient pas, elles exigeaient de savoir. Mais la police les  dispersa. Interdit de s’asseoir. Marchez.

Elles se levèrent, très dignes,  et marchèrent. Longtemps. La place est vaste. On peut y tourner en rond. Elles revinrent chaque semaine, toujours à la même heure, le même jour. On les traita de folles. Les Folles de Mai.

Certaines portaient en guise de foulard les langes qui avaient enveloppé leur enfant. Mana avait donné jadis ces langes et les vêtements de son fils à des plus pauvres. Mais elle portait comme les autres un foulard blanc.

Mana  apprit à relever la tête,  à accepter les risques. Elle n’avait rien à perdre, que sa vie.

A force, elle connaissait par cœur la configuration de la place, la silhouette hautaine du Palais du Gouvernement, sa couleur rose, détonante dans cette atmosphère  plombée, les colonnes de la cathédrale, les ministères, les immeubles cossus, les banques, autant d’insultes à leur misère, autant de façades closes opposées à leurs questions.

Elle réclamait une visite. Un corps. Au moins, une information.

Les années passèrent. L’attente engendrait une angoisse terrible que seule la solidarité entre les femmes apaisait un peu. Les Folles voulaient savoir. Les Folles attendraient. Elles ne lâcheraient pas. Et surtout pas quand elles  apprirent qu’on avait torturé à mort les « disparus » par milliers. On racontait aussi que des bébés avaient été arrachés à leur mère, adoptés par les familles des militaires, qu’ils étaient nombreux, victimes de ces rapts insensés. Qu’on avait jeté les mères dans le Rio de la Plata.

Alors les femmes  restèrent, elles continuèrent à tourner et, dans tous les pays du monde, d’autres femmes tournèrent aussi.

Le gouvernement avait changé mais on avait amnistié les militaires et gardé les secrets.

En apprenant que les tortionnaires ne seraient pas inquiétés, Mana sentit le poison d’une colère impuissante envahir son coeur. Elle qui était si fatiguée, la rage lui donna des jambes pour continuer à marcher sur la Place de Mai.

Elles étaient  toujours des centaines sur la Place.

Mana, comme les autres, réclamait une dépouille, une trace, elle réclamait justice. Elle réclamait Raul, son petit-fils. Elle attendrait.

Mana attendit presque trente ans. La mort la surprit un jour de janvier étouffant. Le XXI° siècle venait tout juste de commencer. Etourdie, les jambes lasses, elle s’assit sur un banc, il n’y avait d’ombre nulle part. Un militaire s’approcha, repoussé très vite par Maria-Lourdes, une autre « folle », son amie. Celle-ci comprit que le cœur de Mana venait de se briser à force  de colère et de chagrin. On retrouvera ton petit-fils, promit Maria et je lui raconterai … Apaisée par cette promesse, Mana sourit une dernière fois.

BUENOS AIRES 2007, RAUL

Raul retrouvait le lieu qu’il avait quitté depuis longtemps. On venait de lever l’amnistie qui avait jusque là protégé les tortionnaires. Il marchait dans les rues bruyantes de Buenos Aires, ramassé sur son silence intérieur. Il arpenta les quais du Rio de la Plata, dont le nom rappelle la convoitise de tous ceux qui luttent pour le pouvoir, puis les ruelles de la Boca. Le quartier lui était inconnu. Ses parents l’avaient fait vivre à la campagne, dans l’estancia familiale. Son père, officier,  avait quitté l’armée pour élever des chevaux et se faire oublier. L’éducation de Raul avait été militaire, stricte, et lourde de silences. Enfant unique et solitaire, il avait adoré  les chevaux et la pampa, détesté son père, jusqu’à la mort de celui-ci, quand il avait douze ans. Il avait eu ensuite de plus en plus de raisons de le haïr.

Son père ? Ce père n’était pas le sien. Il le savait.  Sa mère adoptive lui avait révélé une partie de la vérité, à la mort de cet homme.

Ses vrais parents des « dissidents potentiels » étaient morts. On les avait fait « disparaître ». Lui, on l’avait adopté. Il disait : kidnappé.

Il avait dû vivre avec ce bagage impossible. Deux pères. L’un torturé, l’autre tortionnaire.

Il avait su plus tard que les « disparus » se chiffraient par milliers.

Raul  avait compris alors pourquoi dans ses cauchemars revenaient toujours un cri, un cri de bête blessée, un cri épouvantable.

Car Raul avait eu aussi deux mères. Deux mères aimantes. Un visage douloureux à jamais inconnu, un visage familier qu’il avait souvent vu pleurer.

Il avait fui vers la France où sa mère adoptive avait de la famille. Voulu oublier.

Il avait pensé qu’une vie ordinaire n’était pas pour lui.

Maintenant qu’il était à Buenos Aire, l’étau s’était desserré,  les enquêtes avançaient, il espérait trouver trace de ses vrais parents, mais le temps les avait ensevelis, à défaut de sépulture matérielle.

Trente ans après leur disparition, il regardait les images d’archives, désormais accessibles.  Les Folles de mai. Il apprit l’existence de sa grand-mère.  Il connut son obstination. Peu avant la mort de Mana, une photographe française était venue faire des portraits de chacune de ces vieilles femmes. Elle les avait priées de remettre leur foulard blanc. Ces images  étaient poignantes, par la simplicité des rides sans fard, avec l’usure de la peau,  la douleur sans fin.

Raul avait rencontré la photographe.

Il avait rencontré aussi Maria-Lourdes, très âgée, presque impotente. Mais fière d’avoir fait partie de ces folles qui avaient attiré l’attention du monde entier. La plus jeune désormais avait soixante dix ans.

Grâce aux photographies, il a vu le visage de Mana. Ses yeux aux paupières plissées, les cheveux blancs sous le foulard blanc. Un reste de feu dans ses pupilles abimées par la cataracte, fixant l’objectif, sans crainte. Déterminée, dans sa façon de lever le menton.

Grâce à l’obstination de ces femmes, se dit-il, on a le droit de pleurer les « disparus ». Et surtout de crier très fort Nunca Mas.

BUENOS AIRES, 2011. ESTELLE et RAUL

Nunca Mas. Plus jamais ça, répète Estelle après Raul. C’est peut-être sur ce banc que s’est assise Mana pour la dernière fois. Estelle se lève et arpente timidement la place de Mai, brûlante dans la chaleur de janvier. Sur le sol sont peints au pochoir les foulards blancs des Folles de Mai. Elle lève les yeux vers la Cathédrale, puis  la Casa Rosada, siège  du gouvernement.  A son tour, elle voit les ministères,  les banques, les beaux quartiers. Elle ose à peine mettre ses pas dans ceux des femmes qui ont marqué l’Histoire et qu’elle admire tant. Raul la suit des yeux. Il n’est plus le jeune homme en gris, détaché de tout, énigmatique. Elle ne le sent plus aussi étranger à lui-même, indifférent aux autres et à ses propres choix. Il est un homme qui a retrouvé ses racines. Il a su quel amour lui portait Mana.

Pour Estelle, l’horizon s’est élargi, elle a appris la patience, elle a entendu la douleur, elle sera là, s’il le désire, pour qu’il se reconstruise.

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