La valise rouge

L’avion rouge et blanc va se poser.

Aurélie arrive. Elle s’est acheté, sur catalogue, un séjour dans une île de rêve, huit jours au soleil de l’Ile Maurice !

Voici Plaisance, c’est le nom de l’aéroport. Plaisance, plaisir, aisance, elle se dit, elle sera à l’aise dans ses vêtements légers, et pour le plaisir, totalement disponible. Aurélie-cœur-à-prendre, comme l’appelle sa sœur. A prendre, à donner, elle aime tellement donner, Aurélie…

La voici maintenant impatiente d’approcher le lagon turquoise que l’aile de l’avion a presque frôlé. Atterrissage : kiss landing, comme on dit en anglais, baiser léger des roues sur le tarmac. Aurélie est impatiente, mais il lui faut attendre encore. Les méandres du tapis gris n’en finissent pas de délivrer les bagages.

Trois fois déjà qu’elle croit voir arriver son gros sac noir avachi, déception, les gros sacs noirs se ressemblent tous. Une valise rouge comme celle que vient d’empoigner sans hésitation une main ferme, voilà ce qui résoudrait le problème. Quelle main forte et souple à la fois, brune, puissante et douce. Et déjà hors de son champ de vision.Ouf, le voici, le gros sac noir. Vite, un taxi.

Au Lag’Hôtel, mademoiselle ? Je m’appelle Rachid. Si vous voulez un taxi, voici ma carte, pour vous promener … La vallée des Couleurs, Tamarin ? Pamplemousse ? Blue Baie, Trou aux Biches, Peyrébère, Baie du Repos, Chamarel ? Aurélie se met à rire. Stop, stop, j’atterris tout juste !

Du rétroviseur pendouille un cœur en satin rouge bordé de dentelles, comme celui qu’Aurélie aimerait avoir en cadeau à la Saint-Valentin. Il est sympathique, Rachid, il lui demande si elle est mariée, non dit-elle –  elle ajouterait bien : hélas –  elle lui demande s’il a des enfants, mais oui, trois, bien sûr elle gardera sa carte, un bout de carton avec un numéro écrit à la main, elle l’appellera pour les excursions.

Elle aime déjà cette île, avec son nom de vieux monsieur et sa sensualité de femme, qu’elle ressent très fort, rien qu’à la couleur des flamboyants et au parfum des cytises.

Au Lag’ Hôtel, la voici un peu triste tout à coup : ce bungalow aux cloisons rose tendre, ces froissements de bougainvillées, ce serait tellement mieux à deux …

Le rivage artificiel – le sable est trop bien ratissé –  la déçoit, et encore plus les quelques touristes affalés sur les lits de plage fournis par l’hôtel : les jambes grêles et le gros ventre rouge d’un homme âgé, avec son épouse endormie à côté, un magazine ouvert sur la poitrine, l’autre qui fait ses mots fléchés, les parasols tous pareils…

Bon, elle commencera par le shopping pour les cadeaux. Elle ira à Mahébourg, Rachid lui a dit, c’est tout près. Il l’emmène, il l’attendra.

Un paréo rouge à fleurs jaunes pour Sara sa sœur, un autre encore, un vert pour maman, des sandales pour elle, et les chemises, quelle couleur déjà, il veut, papa ? Ah, un djine pour l’hiver, et ces robes, imprimées de cocotiers, elle passe un temps fou à les essayer. Elle promène ses mains sur ses seins, sur son ventre pour tendre l’étoffe bariolée, caresse ses cuisses découvertes, elle s’offre au miroir comme …. Comme qui ? Comment ? Elle s’agite dans l’espace étroit de la cabine d’essayage, puis se fait la leçon. Pas de panique. Sérieuse pour les achats, le rêve attendra encore un peu. Mais quelle soif de vivre, de vivre enfin, de n’être plus seule, de se donner, de laisser aller son corps au désir ! Sur la plage, elle sera remarquée, désirée, ou alors c’est à désespérer des catalogues! Il lui faut maintenant une serviette de bain colorée, comme sur les publicités qui ornent les autobus de sa ville natale, sombre et froide. Celle-ci, décorée de ce gros oiseau disparu, devenu emblème de l’île Maurice. Comment s’appelle-t-il déjà ?  Le solitaire. Solitaire ? Ah…Encore un soupir ? Non, Aurélie ne se laisse plus assombrir, et puis elle a une préoccupation immédiate, où mettre tous ses achats ? C’est le moment de trouver une valise, une belle, une solide, reconnaissable entre toutes.

La boutique est très encombrée, le marchand très empressé, il lui montre toutes ses valises, avec des poches ventrales, intérieures, secrètes, doublées de toile, de satinette, à roulettes, à fermeture de sûreté … C’en est étourdissant. La plus solide, la plus élégante, elle la choisirait bien, hélas, elle est noire ! C’est trop commun, et triste aussi, une valise noire !

Eh bien, mademoiselle, mon frère a un autre magasin, si vous voulez, d’ici une heure, j’aurai trouvé pour vous la même, en rouge. Oh, oui, rouge s’il vous plaît, c’est tellement plus …prometteur.

C’est le moment du déjeuner, un peu de repos lui fera du bien. Elle demande : vous connaissez … ? Bien sûr, il peut lui indiquer, près du marché, excellente cuisine, la Varangue Bleue, vous verrez, venez de la part de Shanti, c’est moi, Shanti.

Aurélie rêve, sait-elle seulement où elle est ? Elle flâne, déambule dans le marché couvert, respire des odeurs d’épices, admire les femmes en saris vert jade, jaune ou pourpre, achète deux bols chinois, goûte quelques letchis. Vous savez, ces fruits translucides sous leur peau rouge et grenée, doux, parfumés, qui giclent dans la bouche, inondant les papilles de saveur sucrée, qui poissent les mains et les lèvres. Elle s’en régale, les yeux fermés. Dans la rue principale, les cyclistes zigzaguent autour des étals qui débordent. On la bouscule un peu, il y a foule, elle respire des odeurs de sueur, de poussière, de curcuma, de frangipanier, de peau chauffée par le soleil. Elle finit par se retrouver à une table, à la Varangue Bleue, elle se régale à nouveau, cette fois avec des ourites en civet. Les ourites sont de petits poulpes cuisinés avec une sauce brune, pimentée, assez fermes sous les dents mais moelleux par endroits, râpeux à d’autres, un délice…

Du coin de l’œil, elle observe un homme qui vient d’arriver, a commandé une Phoenix – c’est un beau nom pour la bière, celui de l’oiseau qui renaît du brasier – et qui la regarde aussi. La peau sombre et des yeux noir intense, très beaux, des mains à la fois fortes et fines. Comme les hommes ont de belles mains, ici. Elle se mordille un peu les lèvres et sent un frisson dans sa colonne vertébrale. Il se détourne, heureusement, elle serait mal à l’aise, sa mère l’a bien élevée, n’est-ce pas ? Elle paye ses ourites et quitte la Varangue Bleue, l’image des mains brunes encore dans les yeux.

Le marchand sourit avec malice : je vous l’avais bien dit, voilà une valise rouge ! Rouge, rouge comme un cœur amoureux!

Aurélie l’ouvre, l’examine. Cette valise, elle l’a déjà vue quelque part.

– Mais, monsieur, dit-elle, contrariée, cette valise n’est pas neuve, regardez, elle a déjà roulé ! Il y a des traces de poussière ! Je ne veux pas une valise d’occasion !

Shanti semble embarrassé. Aurélie, elle, est tellement déçue qu’elle sent ses yeux picoter et sa gorge se serrer. Elle regarde Shanti avec méfiance.

Pardonnez-moi, mademoiselle, j’ai seulement voulu vous faire plaisir, il n’y a pas d’autre boutique, la valise, elle était à mon frère, presque neuve, deux voyages seulement et il n’en a plus besoin.

Comment ça, plus besoin ? Est-ce qu’on veut lui vendre la valise d’un mort ? Qu’est-ce que tout cela signifie ? Est-ce que votre frère est ….

Non, mademoiselle, seulement expulsé du Royaume Uni, plus de carte de séjour, et le retour, à ses frais, et – Shanti a l’air soucieux – vous savez, ici, la situation économique n’est pas brillante… Est -ce qu’il va seulement trouver du travail ? Il a des diplômes, pourtant … Tenez, le voici, c’est lui, mon frère Ari.

– On se connaît, dit Aurélie.

Ari a l’air surpris.

– Plaisance …

Elle peut enfin regarder en face les yeux noir intense, le sourire discret et se préparer à sentir sur sa paume la caresse de la belle main brune, souple, forte et douce, celle-là même qui empoignait la valise rouge, à Plaisance. De ce jeune homme, elle n’a vu qu’une main, et son désir s’est fixé sur cette main-là.

Ari s’incline légèrement, un peu surpris.

Aurélie n’imagine pas un instant qu’il est peut-être marié, père de famille, fiancé et fidèle, homosexuel, prêtre catholique, musulman intégriste, que sais-je encore…

– Aurélie, dit Aurélie, avec un petit tremblement dans la voix, enchantée.

En quelques fractions de seconde, enchantement total, elle s’imagine en taxi avec lui : Pamplemousse, Tamarin, Chamarel, Blue Baie, Flic-en-Flac, Baie du Repos, Trou aux Biches, la Vallée des Couleurs, elle découvrira sûrement tous ces lieux avec lui, avec Ari, elle découvrira aussi son corps, elle en ressent par avance le baiser ….

Ari semble très bien élevé. S’il est embarrassé, il ne le montre guère.

– Tout le plaisir est pour moi, répond-il.

Il ne croit pas si bien dire.

Souhaitons-lui d’être en phase avec d’aussi grandes espérances. Mais, vous le savez comme moi, un cœur d’homme ne s’empoigne pas aussi si facilement qu’une valise rouge …

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