homo alteregus

On ne peut ignorer la genèse d’un événement  qui  marqua  les esprits et provoqua des changements notables dans la vie politique. En voici le rappel.

Printemps 2027 dans un  état européen. On préparait les élections présidentielles. Depuis une vingtaine d’années, les citoyens, malgré l’allure pitoyable des rivières et le pourrissement de la Méditerranée, s’obstinaient à se rendre à la pêche les jours d’élections. Mais enfin, les présidentielles ! On attendait un sursaut. On s’efforçait de mobiliser les masses.

La campagne électorale s’avéra sauvage et rude, les coups bas tous permis, avec des alliances plus que douteuses et des entourloupes faramineuses.

Le dimanche des élections parcs d’attraction et de divertissement, parcs animaliers, circuits sportifs, plages artificielles et piscines géantes firent le plein. Il y eut un pic dans les accidents de la route et les insolations.

Et puis, à 20 heures tombèrent les résultats : 99, 9% d’abstention. Seuls les candidats, quelques membres de leur famille et certains de leurs mercenaires avaient voté.

Le pays tout entier faisait la nique à la politique.

Le Parlement se réunit d’urgence. Ses membres perdaient leur sang-froid : les élections devaient être annulées, remplacées, mais par quoi ? On nageait en plein délire, on appelait au secours Alfred Jarry, on priait Saint Godot, la bourse s’effondra à grand fracas, on redoutait bien sûr un coup d’état, un Dix-huit Brumaire, un Deux Décembre, un Onze Septembre. Par chance ce soir-là, aucun dictateur ni dictatrice potentiel (le) à la voix musclée ne se fit acclamer. Ouf.

Soudain quelqu’un s’avisa que l’affluence dans les piscines, les parcs, les plages avaient pris une allure exceptionnelle : les citoyens ne s’étaient pas éparpillés comme à leur habitude pour le week-end : ils s’étaient regroupés. Ils s’étaient concertés. Quelque chose se préparait. Un Grand Soir ? Une révolution ? de velours, d’œillets ? de pavés ? Non : les citoyens avaient fini par se raccrocher à une notion longtemps tombée en désuétude : l’altruisme. Et, de concert, ils l’avaient réhabilité

Conscients que l’homo economicus « parfaitement rationnel, parfaitement informé et qui ne suit que son intérêt », avait fait son temps, ils avaient cherché, sous l’impulsion de certains philosophes, quelques économistes, des biologistes et des poètes, une nouvelle voie.

Jamais jamais je ne pourrai dormir tranquille aussi longtemps
que d’autres n’auront pas le sommeil et l’abri
ni jamais vivre de bon cœur tant qu’il faudra que d’autres
meurent qui ne savent pas pourquoi…

La poésie de Claude Roy émouvait toujours, surtout les plus anciens, mais la majorité avait compris que le marxisme est porteur d’échec et la générosité une aporie. On n’était plus au XX° siècle et si la générosité élève les cœurs elle ne bâtit jamais un système. L’altruisme au contraire met en lumière l’interdépendance des uns et des autres et l’intérêt de chacun au bonheur de son voisin.

Une jeune théoricienne connue sous le nom de Nelsonne G. Pragma le démontra. On avait triomphé de la rougeole et réussi à faire reculer le sida au début du siècle, y compris dans les pays les plus pauvres grâce à la mobilisation mondiale. Sans quoi, la recherche médicale aurait-elle un sens ? C’était un début. Quand les riches acceptent d’aider les plus démunis à guérir et à vivre dignement, c’est toute la planète qui est gagnante : on bloque la propagation des virus, on évite les pandémies, on fait reculer la famine et les guerres civiles, on écarte les menaces terroristes. L‘homo alteregus n’a pas d’obligation morale, pas question non plus de ressusciter le marxisme : L‘homo alteregus est simplement altruiste c’est-à-dire réaliste, responsable et informé en matière d’économie, donc en toutes circonstances, il tient compte de son alter ego. L’empathie et les émotions éclosent ensuite, selon les capacités de chacun à se projeter dans l’autre, capacités à cultiver, bien sûr, dès le plus jeune âge. On sait maintenant que le nourrisson est capable d’empathie, ainsi que nombre d’animaux, biologistes et éthologistes en ont donné la preuve.

Lassés de leurs querelles, les religieux s’étaient emparés sans bruit du principe. Ainsi la tournée récente de Pie XIV en Amérique du Sud avait ouvert une nouvelle ère. Le nouveau pape avait inondé le continent de préservatifs et marié vingt-cinq mille prêtres en trois jours. Cet exemple ne manquerait pas de faire évoluer ses homologues. Personne en effet n’a intérêt à la surpopulation. Pie XIV, salué par les croyants du monde entier comme le premier pape alteregiste avait eu, disait-on,  un long entretien avec Nelsonne G. Pragma. On n’en savait pas plus, car celle-ci répugnait à la publicité.

« L’altruisme, répétait Nelsonne G. Pragma, est un attribut logique de notre être, une nécessité imposée par la raison ». Et c’est pourquoi les citoyens du pays dont nous parlons s’étaient définitivement détournés de leurs hommes et femmes politiques. Ils avaient boudé les élections pour parler avec leurs voisins puis s’organiser en phalanstères, en ligues informelles, en clubs solidaires et en associations de quartier. Tous ces groupements avaient leurs correspondants dans d’autres pays d’Europe, tissant des liens avec toute la planète. En privé et en dépit des partis officiels. Car aucun président par le passé, aucun candidat à la présidentielle 2027 n’avait paru comprendre que l’altruisme est la seule alternative. Ou bien ils avaient fait semblant et déçu tout le monde.

Restait à traiter la question du climat. Or cette question est cruciale. La cryosphère est dans un sale état et chacun en pâtit. Ce vingt-et-un avril, jour d’élections dans le pays dont il est question, on avait enregistré des températures record dans l’hémisphère nord, et un été indien dans l’hémisphère sud. D’où l’affluence dans les piscines et les innombrables insolations. Pire encore : on avait assisté en direct à l’agonie du dernier ours polaire. Mais peut-être était-il encore temps que les idées de Nelsonne G. Pragma soient mises en pratique.

Cependant en cette soirée de non-élections, l’heure était aux réjouissances et chacun veillait à ce que son voisin, fût-ce le plus teigneux, ne soit pas oublié. Chaque groupe sortait dans la rue en tendant la main et la joue aux autres, y compris les rivaux de jadis. Des bouteilles et des nourritures abondantes circulaient et l’on avait soin de tenir compte des goûts de tous, y compris des végétariens et des abstinents. Une foule bariolée s’approcha du Parlement et une autre se dirigea vers l’Elysée où l’ancien locataire se faisait tout petit en attendant la suite, craignant à chaque rumeur d’entendre le redoutable « Ah ça ira, ça ira … » ou l’effroyable « Debout les damnés de la terre ».  Mais personne ne décela dans la foule la moindre intention belliqueuse.  Partager un modeste festin et une euphorie paisible avec ceux dont l’obsolescence et la caducité n’étaient plus à démontrer, telles étaient les nobles intentions de ces milliers de citoyens. Ils entonnèrent pour leurs anciens leaders politique une comptine de consolation où d’aucuns entendirent une nuance d’ironie et ce fut tout.

C’est ainsi que le 21 avril 2027 vit s’ouvrir dans notre pays l’ère de l‘homo alteregus.

Tous les espoirs étaient permis.

La citation de Claude Roy « Jamais je ne pourrai… »
est extraite de Poésies, Claude Roy, éd. Gallimard,
coll. Poésie, 1970, p. 78.

La définition de l’homo economicus et la citation attribuée à Nelsonne G. Pragma
« L’altruisme est un attribut logique de notre être, une nécessité imposée par la raison »
sont extraites du livre de Philippe Kourilsky, Le Temps de l’altruisme,2010, éd. Odile Jacob.

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