Francophonies en Limousin

Récit garanti subjectif partial et partiel par de festivaliers venus d’ailleurs

Texte : Guillemette de Grissac

Photos : John Leunens  et Guillemette de Grissac (http://picasaweb.google.fr/gdegrissac/THEATRELimoges?authkey=Gv1sRgCOWvwNmGvtegjQE&feat=email#)

« …Si aujourd’hui nous constatons combien nous sommes en manque sans pour autant être en mesure de dire réellement de quoi, le théâtre nous offre la bouleversante possibilité de l’être ensemble. »

Wajdi Mouawad

La gare de Perpignan, comme centre du monde, c’était du temps de Dali. Voici la gare de Limoges.

Et un calembour médiéval (parait-il) : Au lit on dort.  Comme j’aime les calembours, j’ai réservé une chambre à l’hôtel du Lion d’or.

Francophonies en Limousin,  billetterie accueillante.

On commence courir la ville, sous le soleil, repérer les lieux de spectacle. A la galerie du Théâtre de l’Union (4, 5), que nous n’avons pas fini de fréquenter-  voici grâce à Claude Caillol une fin de vie plus digne pour les sacs plastiques : Artccidents de ménage. (6,7, 8).

C’est au Lion d’or que nous partageons le petit déjeuner (tardif)  avec les acteurs algériens de Bleu, Blanc, Vert.(9)  Début de la pièce : en 1962, deux écoliers algériens découvrent qu’il sera désormais interdit d’utiliser le stylo rouge : allié au blanc de la page et au bleu de l’encre , il symbolise la colonisation. Bleu, Blanc, Vert est à la fois l’histoire de ces enfants,  et du chemin qu’ils parcourent en 30 ans «  le temps d’une génération. Une seule. » De l’Indépendance,  jusqu’à 1992, quand le FIS gagne les élections dans l’ombre de la grande désillusion.  La voix de Larbi Bestam est bouleversante,  les deux acteurs très justes. Même si le spectacle n’échappe pas toujours à la pesanteur didactique, le propos historique et les faits présentés me touchent d’autant plus qu’ils me renvoient à des  moments partagés avec des amis algériens.  Kheireddine Lardjam me parle des espoirs déçus de ses parents dans les années 70.   « Personne, personne j’en suis sûre, personne ne peut assassiner l’espoir », dit Lila à la fin de la pièce. Samir El Hakim parle de Maïssa Bey, l’auteure. A la lecture des critiques dans l’Echo, Samir est rassuré, tout va bien, elles sont élogieuses ! (10-11)

A la librairie du Zèbre (12), j’achète le roman de Maïssa Bey (éd de l’Aube), belle découverte littéraire (13).

C’est là aussi que nous rencontrons Suzanne Lebeau, auteure québécoise venue chercher un prix de théâtre pour la pièce Le bruit des os qui craquent, (prix Sony Labou Tansi 2009, décerné par des lycéens) elle fait partie des auteurs engagés, généreux, qui ont secoué la littérature « jeunesse ». Merci Suzanne ! (14)

Grande affluence aux lectures scéniques (15). Les élèves de l’ENSATT interprètent L’Enéïde d’Olivier Kemeid  (l’auteur est présent et passionnant) et Couche avec moi (c’est l’hiver) de Fanny Britt, un régal d’humour satirique. Deux jeunes auteurs québécois, des acteurs très investis : on se dit que la lecture scénique, loin d’être un objet hybride, constitue une forme en soi,  très  adaptée au théâtre de proximité, propre à déclencher des émotions fortes, on rit beaucoup et c’est vraiment réconfortant, ces jeunes talents … (16,17,18,19)

C’est au Zèbre que se déroule la vie nocturne du festival et des illuminés festivaliers (20, 21, 22).

Nous y retrouvons nos amis réunionnais Gabrielle Manglou et Camille Touzé (23) qui, à La Réunion,  jouent un rôle si important de créateurs et passeurs de culture, venus présenter leur lanterne magique, Ventileau (des images sur écran  très mobile !) et Bagdad fantaisie : un jeu avec  Voleur de Bagdad de Raoul Walsh (1924) accompagné par la musique en live de Sami Pageaux-Waro.(24)

Déambulation dans Limoges, temps d’été. On lui doit bien quelques images (25 à 33), cette ville qui nous régale de spectacles du monde entier! Cœur historique, marché, architectures à colombages, poncifs et vieux pont sur la Vienne, large quartier moderne, soldats de plomb, porcelaines fragiles, dimanche tranquille place Dussoubs. La pauvre Sainte Valérie en perd la tête. Eh bien oui, par la grâce de Dieu, et grâce au plan trouvé du côté de la rue des Combes ou de l’avenue Saint-Surin, Limoges est une île !

Grand succès pour Paradis blues. De la pièce de Shenaz Patel, on sort interdit, bouleversé. La vie, l’amour, la mort. (34-35) Spectateurs en attente au commencement,  sentiment de malaise comme lorsqu’on on visite quelqu’un dans une chambre d’hôpital.  Chambre : lieu où l’on vous sauve, d’où l’on se sauve, lieu aussi où l’on meurt. Car c’est le dispositif scénique choisi par Ahmed Madani. Lumière bleutée pour cette chambre où s’égrène  en voix off le monologue intérieur du personnage, monologue qui procède par analogies, mime les sauts et les ruades de la pensée. Images bouleversantes aussi, travaillées à partir de documents (l’usine de textile) et des images personnelles de Miselaine Soobraydoo. Fêtes tristes, amputations mentales, blessures de la chair. Performance de l’actrice mise à nu. Et la musique, impeccable, implacable d’Eric Triton. (37-38)

Baïbars (39) est un « grand récit » – c’est la thématique du Festival, « le retour des grands récits », un conte oral,  une épopée, traduite de l’arabe, adapté au théâtre et mis en scène par Marcel Bozonnet, bien servi par les acteurs venus de différents pays, avec un univers sonore de grande qualité( 40, 41, 42, 43). Malgré cela, la magie n’opère pas. Pas assez de dynamisme  ou d’inattendu dans la mise en scène ? Est-ce que Baïbars souffre de la comparaison implicite avec les autres spectacles,  Bleu, blanc, vert à l’ardeur militante, Paradis blues, minimaliste et tranchant et Ciels, gigantesque et bousculant comme un cyclone ?

CIELS. (44) A propos de Wajdi Mouawad, de son théâtre hors gabarit, on entend pas mal de réserves : entreprise pharaonique, mégalomanie…  Mais, silence les ronchons ! Quand c’est  géant, quand c’est génial, tout le monde y gagne : tous  ceux qu’il ramène au théâtre,  ceux qu’il encourage à s’y lancer, les défaitistes qui ont cru qu’il n’y aurait pas d’après-Beckett, les néophytes qui  s’enthousiasment pour ces pièces-fleuves… Avec CIELS, les acteurs vous touchent littéralement et dans tous les sens : les spectateurs sont au milieu du dispositif (rien à voir avec la distance un peu hautaine que la Cour d’honneur d’Avignon met entre eux et vous).  Cernés, happés, soulevés, embarqués par les images, les corps et les voix. Difficile de se remettre,  à la fin,  du cri, de l’impensable cri poussé par John Arnold. Des jours après on en frémit encore. (47,48,49)

Sur la table de la scène, le premier sacrifié c’est le personnage, le deuxième c’est l’acteur et le troisième, c’est toi, spectateur. » (50, 51) En tout cas, tous ces sacrifiés jubilent. S’il y a un langage qui dérange les uns et réjouit  les autres, un langage théâtral qui décape, qui bouscule, c’est bien celui de Valère Novarina. Comme si cela ne suffisait pas, des fous le traduisent en anglais, le mettent  en scène et le jouent  avec des acteurs franco-américain. Et, de mieux en mieux, ils nous l’offrent ! Un de ces fous  c’est Valéry Warnotte, metteur en scène, acteur, fou de parole et de théâtre, exigeant et précis quant à la diction et la mise en scène. Sacré cadeau. On en redemande ! On rêve d’aller à Atlanta suivre l’aventure du Théâtre du Rêve-Atlanta ! En attendant, c’est encore au Lion d’or qu’on retrouve Valéry Warnotte ! (52)

(55) Public « jeune », « tous publics », ce qui est sûr, c’est qu’il est là, le public, pour Sensitive ! Même si ce jour-là  à « La Marmaille », il n’y a pas d’électricité.  Sensitive , c’est le roman de Shenaz Patel ( l’Olivier, 2005), le journal intime  et d’une petite fille trop lucide et trop sensible pour le monde rugueux et brutal où elle doit vivre, lu en scène par la compagnie Baba Sifon, avec Sonia Floire, Léone Louis (de manière troublante, elles dédoublent le personnage) et Nikola Raghoonauth. Comme j’ai déjà assisté à plusieurs métamorphoses de Sensitive, je vois que le cahier, support de la lecture, est désormais un objet scénique à part entière, que la mise en espace de Philippe Dormoy renforce l’évocation visuelle et sonore du monde de l’enfance, rapproche les actrices des spectateurs, conviés à reprendre les comptines. Dans ce tissu animé, tonique,  parfois un peu trop agité, les ruptures dramatiques sont d’autant plus déchirantes et lourdes de significations. Car Sensitive est un drame et une pièce engagée. Comme avec Suzanne Lebeau – sa dernière pièce dont j’ai parlé plus haut retrace la vie des enfants-soldats –  l’adresse au public « jeune » passe par un texte de qualité et un thème réaliste, en prise avec le monde contemporain. L’univers sonore est créé avec beaucoup de délicatesse par Nikola Raghoonaut, qui intègre des objets s modestes empruntés aux jeux d’enfants : cailloux, boîtes, ficelles … (60,61,62)

Enfin, pour nous consoler de ne pas assister à la suite du Festival – que nous devons quitter après quatre jours bien denses – deux excellentes surprises.

D’abord les mains de Stanislas Nordey, sa voix animant le texte de Jean-Marie Borzeix. (63,64) C’est au bar de l’Union, lecture de Jeudi Saint. Adapté par l’auteur ce texte relate un épisode  de 1944 dans le Limousin : l’exécution de quatre villageois, et, des années plus tard, l’enquête qui va conduire l’auteur à aller plus loin qu’un simple « devoir de mémoire » : redonner voix et visages aux Juifs arrêtés et déportés dans la région. Une lecture sans effet, à l’opposé de toute emphase :  juste et habitée. (65, 66,67)

La dernière bonne surprise, c’est avec Eric Triton, soirée blues au bar de l’Union. L’artiste convoque Armstrong, Hendrix, mixe le swing et le sega, s’engage totalement. Dans une ambiance agréablement survoltée, il  incite au partage, pour faire un bœuf, d’autres musiciens, chanteurs, se joignent à lui, échos, contrepoints, harmonie.  Rencontres improbables et exaltantes, c’est l’euphorie musicale … (69,70)

Poésie, théâtre, musique, images, art. Je veux continuer à croire que tout ce qui  ouvre les fenêtres mentales et stimule le cœur nous rend plus humain.

Quand la littérature donne des émotions, elle donne aussi des mots pour les dire, elle fait échec à toutes sortes de réduction.

Après  ces voyages en diverses dimensions, la silhouette de la gare de Limoges apparaît dans la lumière du matin comme  un mix de la Mosquée bleue et de Sainte Sophie, et le jardin à la française qui l’annonce tout à fait exotique. (71)

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