Dragon

J’ai la chance d’avoir un ami qui partage ma passion pour la peinture de Carpaccio. C’est Emilio, le vieux gardien de la Scuola de San Giorgio degli Schiavoni, ce lieu de recueillement, situé près de San Zaccaria, dans le quartier de l’Arsenal. Autrefois, je ne vous aurais pas donné l’adresse mais désormais elle se trouve, hélas, dans tous les guides, je ne vois pas d’inconvénient à ce qu’il y ait quelques intrus de plus dans ce qui fut mon sanctuaire.

Il y a bien des années maintenant que je travaille sur les oeuvres de Vittore Carpaccio, et en particulier sur ses diverses interprétations du dragon. Voilà pourquoi je connais bien Emilio. Quand j’ai commencé cette étude, personne ne visitait jamais la Scuola, sauf les étudiants des Beaux-arts et quelques rares érudits. Il fallait alors prendre rendez-vous avec Emilio, qu’il vous agrée, obtenir de lui la clé et sa compagnie pour visiter la Scuola. Inutile de préciser quel effet pouvait produire, sur un amateur d’art, ce lieu consacré à la peinture du maître du Cinquecento.

Vue de l’extérieur, la Scuola est d’apparence modeste, au-dedans, elle est très sombre et il vous faut être patient et attentif pour jouir véritablement de ses merveilles. Le plus remarquable, c’est peut-être que l’intérieur ait subi si peu de modifications depuis l’époque de Carpaccio. Ainsi, lorsque vous regardez Saint Augustin assis à son bureau, le regard attiré par une lueur extérieure – on dit que il voit Saint Jérôme lui annoncer sa mort mais ce n’est pas mon interprétation personnelle – lorsque vous regardez autour du saint évêque, le plafond aux poutres décorées, les murs vert sombre ornées d’élégantes boiseries, vous vous apercevez que la cellule d’Augustin, c’est exactement la Scuola : le peintre a représenté son propre environnement : il a placé Augustin – qui vécut et mourut en Afrique – dans la Scuola que lui-même était chargé de décorer. C’est très troublant : quand vous êtes à l’intérieur de la Scuola, sous le plafond aux poutres décorées de la salle principale, vous êtes en même temps dans le tableau. Et vous êtes aussi à l’extérieur car, si vous regardez le monastère de Saint Jérôme, sur le tableau à gauche du précédent, vous aurez sous les yeux, non pas le décor africain qu’on pourrait attendre, mais la façade très reconnaissable de la Scuola.

Pour en revenir à Augustin, j’ai réfuté la plupart des hypothèses sur la vision d’Augustin, dans mon ouvrage paru en … c’est si vieux, je ne sais même plus. Quant au petit chien qui occupe une place importante dans le tableau, et qui contemple le saint, a-t-il, lui aussi, une vision ? Connaissez-vous un autre chien à ce point mystique dans la peinture de Carpaccio ? Aucun, n’est-ce pas. Avez-vous lu cet article  » Le barbet du maître vénitien « , que j’ai écrit pour la revue… ? encore un nom que j’ai oublié.

D’autres tableaux provoquent le trouble : observez par exemple le dragon que s’apprête à massacrer le jeune Triphon : quelle bête incroyable, tellement pathétique, avec son museau de chèvre, ses oreilles d’âne et ses petites ailes roides, une dérision de dragon. C’est le préféré d’Emilio qui couve toujours d’un regard de tendresse le petit saint Triphon – mains jointes et bas blancs – et son monstre enfantin.

Inutile de vous dire que j’ai passé des journées entières devant la pièce maîtresse de la Scuola, l’oeuvre qui représente magistralement le saint patron des Schiavoni : Georges combattant le dragon. Triphon s’attaque à une réduction de dragon mais Georges, vêtu en gentilhomme guerrier, affronte une bête plus massive dont il traverse entièrement la tête avec sa lance.

Vous ai-je dit qu’il s’agissait du sujet de ma thèse ? Car je n’ai pas toujours été seulement ce monsieur contemplatif un peu fatigué que je suis maintenant, je suis considéré, toute modestie mise à part, comme un authentique spécialiste du Quinquecento, expert en art sacré et décrypteur privilégié des représentations de dragon. A vrai dire, je ne publie plus grand chose maintenant, je crois que le public d’amateurs éclairés est désormais très restreint.

Voilà ce qui m’a amené à la fréquentation assidue de la Scuola, voilà comment j’ai connu Emilio, son pas pesant, sa grosse clé et sa propension à la sieste en milieu d’après-midi. Hélas, c’est à peine si nous avons le temps de bavarder désormais : la Scuola est ouverte au public, Emilio surveille les touristes sur son écran vidéo installé dans la sacristie, attenante à la salle des Carpaccio, tandis que son petit-neveu, Carlo, déchire les billets d’entrée. Carlo, un jeune imbécile, ne s’intéresse pas le moins du monde à Carpaccio, il ne rêve que de promener les touristes en gondole, comme son frère. Mais, désormais, pendant l’été, la Scuola ne désemplit plus. Et moi, je suis irrité par le bruit, les raclements des pieds, les gloussements d’enfants, les rires : mon domaine est envahi, mon sanctuaire définitivement souillé.

Ce jour-là, j’étais arrivé très tôt, bien avant l’heure d’ouverture de la Scuola et j’avais sonné pour qu’Emilio m’accueille, avant l’arrivé du flot importun et je m’étais installé dans l’ombre fraîche, avec juste assez de cette lumière venue du dehors qui semblait la même que celle qui illumine Augustin. J’observais le regard de Georges fixé sur celui du dragon : on ne sait lequel des deux fascine l’autre. Cabrés en une posture identique, de part et d’autre de l’espace du tableau, le cavalier et le dragon composent une figure étrangement symétrique. Tous deux ont en commun les couleurs : rouge, brun, gris et noir. Je contemplais la lance rouge qui se rompt à l’entrée de la gueule du monstre, le fer qui ressort à l’arrière du crâne, telle une troisième corne . Le monstre lève ses pattes griffues comme pour demander une trêve et, si sa double rangée de dents a l’air redoutable, son oeil est simplement triste. Le sang dégouline de sa mâchoire. Alors qu’une lueur divine éclaire l’armure sombre du chevalier, le dragon semble terne et pitoyable. On se demande comment il pourrait exprimer sa nature de dragon : cracher du feu, au lieu de laisser couler le sang de sa gueule blessée. J’admirais une fois de plus le lien magique qui unit le saint et la bête infernale, éternellement reliés par la lance à peine rompue.

Rêvant sur cette image de la barbarie domestiquée par l’homme, je pensais que ce combat est sans cesse à mener à nouveau, quand un vacarme près de la porte me rappela à la réalité : les touristes étaient déjà là, ils piaffaient d’impatience. J’ai dit, je crois, qu’Emilio était un vieil homme las, jamais pressé d’ouvrir la porte, infiniment conscient de participer à une profanation. Il finit par ôter la chaîne et la porte s’ouvrit laissant passer un flot de lumière agressive et la rumeur obscène du public non initié.

C’était un groupe de collégiens, que leur professeur ralliait à son parapluie rouge, totalement incongru par ce jour de chaleur, tout en les admonestant vigoureusement. Rien n’y faisait, bien sûr, ils envahirent la Scuola en brandissant leurs appareils photo, mâchouillant le fond de leur cornet de glace, hurlant de l’excitation d’être ensemble – il y avait des garçons et des filles – ne voyant rien, n’écoutant rien : la sauvagerie dans le temple de la beauté. – Eh, t’as vu le p’tit caniche, tu crois qu’il attend un sucre ? Et la bête, là, on dirait le chien du concierge, t’as vu la queue en tire-bouchon ? – Vite lassés de regarder des toiles muettes pour leur conscience profane, certains envahisseurs grimpèrent au premier étage et les autres s’assirent en grappes bruyantes sur les bancs austères, pouffant de rire et s’invectivant. Vous l’aurez compris, je déteste les enfants réels, opinion entièrement partagée par Emilio qui, comme moi, est resté célibataire et n’aime, en matière d’enfant, que le doux Tryphon, dompteur de monstre miniature.

Des cris plus aigus encore retentirent soudain : une jeune fille particulièrement agitée avait franchi la balustrade qui protège des importuns Triphon et son dragon, elle accompagnait ses cris de grimaces et de gestes incongrus en direction d’un autre jeune agité qui se tenait prudemment près de la sortie et lui renvoyait ses gracieusetés sur un ton hystérique. Un autre en profita, assis sur les marches qui conduisent à l’étage, pour sortir de sa poche une part de pizza à moitié entamée qu’il lança en direction de la première. C’en était trop : Emilio sortit de son refuge. Carlo, comme par hasard, s’était éclipsé et le vieux gardien me regarda d’un air atterré.

C’est alors que très doucement le dragon de Georges dégagea sa tête de la lance – ou peut-être c’est Georges qui fit reculer son cheval – et il nous fit face. Les écailles de son crâne se dressèrent, ses cornes devinrent menaçantes. Instantanément, invectiveurs et lanceurs de pizza se figèrent. Quant à leur mentor qui s’était bien gardé d’intervenir, il laissa s’échapper le parapluie rouge et tourna vers moi un visage stupéfait. Le dragon fit alors entendre le son d’un souffle puissant, en même temps qu’une odeur affreuse se répandait dans toute la Scuola. On vit alors la poitrine sanglante s’abaisser et se soulever, les mâchoires s’écarter puis se refermer en claquant et, soudain, un jet de flammes accompagné d’une fumée noire sortit de la gueule du monstre : la bête vaincue reprenait du service. Chose étrange, je n’en fus pas réellement surpris. L’instant d’après tout le troupeau se rua vers la sortie, une odeur abominable de chair brûlée se répandit, et le groupe se retrouva dehors en criant, hurlant, vociférant, mais cette fois, de terreur.

Et puis plus rien. Carlo, brusquement réapparu, avait fermé la porte. Mon écran est tout noir, dit seulement Emilio. Quant à moi, je pensais n’avoir pas détaché mon regard de la gueule du dragon, mais sans doute l’avais-je abandonné un instant : il était à nouveau de profil, immobile et immolé par le saint à l’armure noire, ses griffes impuissantes levées vers son vainqueur. Il me sembla voir alors dans son oeil terni une lueur jamais aperçue jusque là : un éclair de joie malicieuse.

Allons, dit Emilio, c’est pas parce que mon écran de surveillance est en panne qu’il faut laisser les clients à la porte. Prends les billets et la monnaie dans la caisse, Carlo. On se fait vieux, n’est-ce pas, professeur, il y a des jours où je voudrais bien pouvoir faire la sieste plus longtemps, cesser la surveillance et rester comme vous, professeur, tranquille, à somnoler sur le meilleur banc…Tiens, voilà déjà la signora qui vient vous chercher…

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