Carnet d’Edemya (extrait)

17 mars 2020, Île de la Réunion, Étang Salé.

EDEMYA : Notre nouvelle résidence : un bungalow de vacances, plutôt vaste, avec des couleurs vives, idéal pour bien respirer. Les derniers vacanciers vont partir. Il n’en viendra pas d’autres
L’approche se fait à petits pas – au début je ne sais pas encore si je vais aimer ce lieu, j’aurai trop chaud ou trop froid ou trop je ne sais quoi, trop de méfiance … Et puis le lieu m’apprivoise complétement. La peur reflue. La peur qui empêche d’être. ETRE adviendra.

EDEMYA. Dans ce nom
Il y a
EDEN
On peut entendre aussi EPIDEMIA, épidémie et même pandémie.
Il y a les couleurs de l’EDEN
Le vert le bleu le pourpre des bougainvillées le jaune de l’hibiscus
La danse des palmiers
Libres animaux oiseaux abeilles lézards papillons

Il y a aussi un ylang-ylang qui a perdu son parfum mais porte encore quelques fleurs et quantité de fruits noirs, comme des grains de raisin. C’est un arbre qui fait des coudes noueux même quand on ne le taille pas. Je n’en ai jamais vu d’aussi grand ; au début, c’est mon préféré car il m’accueille, me prend dans ses grands bras. Ici, l’automne arrive, très doux, et sempervirens, arbres et arbustes restent verts. Ensuite, l’hibiscus jaune et moi, nous deviendrons amis.

19 mars, Plage d’Étang Salé

Vagues immenses, dentelles géantes. Va -et-vient de nombreux pétrels chaque soir, au matin, couple de hérons. Les couchers de soleil sont tous inattendus, délire de teintes roses, rouge sang, or et pourpre, troupeaux d’ours ou de dragons, timides petits nuages effilochés.

Au bungalow : A ma droite le balancement d’une feuille de bananier, à mon oreille le pépiement d’un oiseau, dans ma tête cette beauté de l’instant…La nuit un clin d’œil à Sirius, et, au petit matin rester sidéré par Jupiter, Saturne et Mars… En moi, les images sereines de ceux que j’aime, quel défilé.

Un jour nous comprendrons que la poésie n’était pas un genre littéraire mal vieilli mais une affaire vitale, la dernière chance de respirer dans le bloc du réel. Christian Bobin

Départ matin 5h 30 : la trille brève du foudi sur le chemin ; une chauve-souris s’attarde ; il y a tellement de nourriture à portée d’antenne ; plage : vol du héron vert sur les rochers sombres ; tiens, où est passé le deuxième héron ? Hier il y avait le couple. Laisser les sandales et la lampe au creux d’un rocher, toujours le même, et marcher vers le jour. Le sable peu à peu s’éclaire. Soleil en face. Écume resplendissante.
Chaque nuit la mer reconfigure la plage ; les traces de vagues : des montagnes chinoises, œuvre d’art « ready made » comme les Chinois les font en isolant des éléments de jade ou d’onyx, ou de simples galets qui « représentent » les montagnes aux contours adoucis par la brume. […]
A découvrir chaque matin.
Chaque aurore est un cadeau. Certains matins, ce sont les grandes orgues, d’autres fois une petite musique.
Souvent la beauté me prend à la gorge.

EMBRUNS vous ne laissez nulle part
L’empreinte de votre secret
Seules nos lèvres gardent de vous
Cette saveur de sel et de larmes
François CHENG

22 mars

Plus de traces d’avion dans le ciel.
Et les nuages se mettent en fête pour nous raconter des histoires.

Mon cerveau s’est ralenti au point de n’émettre que le minimum de pensées : tout entier pris par les bruits extérieurs, roulement de la houle, chant du bulbul, pioup pioup (ou tchip tchip ou tak tak) des passereaux, l’écho, plus loin de la tourterelle, wou ou, c’est la malgache, les autres je n’arrive pas à figurer le son (ni à le reproduire), par le balancement des palmes, le mouvement de deux papillons jaunes qui se rencontrent et se quittent.

Sentiment de vivre débranchée.

Les 3 sœurs
Juste avant le lever du jour, les 3 planètes : à chacune je donne un surnom.
Jupiter : la grosse brillante, Saturne : la lourde lointaine, qui n’ont pas changé leur relation depuis février.
Mais Mars : la petite rouge, la très proche Mars, folâtre autour d’elles. Naguère en chef de file, puis entre les deux autres, elle se décale vers la droite. Bientôt elle sera mitoyenne de Saturne. Enfin, à nos yeux.
Ah, tiens, Mars, parlons-en !
Mars 2020, le confinement, la mort à portée de main, la souffrance des gens qui meurent seuls. Les vaines agitations, les travailleurs qui s’épuisent, les chercheurs aussi.
-Moi, dit la petite rouge, je vous assure que je n’y suis pour rien ! Pareil pour les guerres. On peut même dire que j’ai bon dos.

[…]

3 mai, Rivage 6h

Un énorme vrombissement parcourt la plage encore nocturne, apparait filant sur le sable une moto lancée à pleine vitesse. Stupéfaction : peut-on en ce moment de grâce être présent à autre chose qu’aux premières lueurs, à la couleur tendre des nuages à l’éveil des crabes qui commencent à courir vers la mer ? Avec le vacarme du moteur, l’odeur aussi se répand, mélange d’essence et d’huile.
Quand le jour arrive le vandale est déjà loin, ses traces partout : la plage est entaillée de blessures, des plaies ouvertes que l’océan viendra lécher comme un animal blessé son pelage. Sa moto a fait des boucles et des tours – 2 km de plage c’est vite avalé -laissé un peu partout l’empreinte des pneus, il a longé le rivage, fait grimper l’engin sur les dunes.
Quelques minutes ont suffi à détruire l’équilibre du jour. Dans l’air flotte un relent de souillure que le fracas des vagues ne dissipe pas encore. L’odeur amère de la barbarie mécanique déchirant le tissage du vivant. Ce n’est pas seulement le sable qui est écorché vif, c’est le pur silence de l’aube, c’est la transparence d’un air irrigué d’embruns, l’haleine tiède des vagues, c’est le geste calme du pêcheur lançant sa ligne, le mouvement des premières brises balançant les filaos, c’est le pas tranquille des amoureux de l’aube, cette impalpable et fragile sérénité du nouveau matin.
Quelques heures, quelques jours, l’avancée de la marée, un peu de vent, et les traces auront disparu, bien sûr.
Mais qui dira la détresse d’un matin de mai ? Mis à mal, comme tant d’autres matins d’autres nuits, d’autres rivages navrés, d’autres forêts arrachées ? d’autres saccages – lumières urbaines, bulldozers, tronçonneuses, engins d’une guerre contre le vivant, contre soi-même.
L’océan, à la pointe, a cassé le béton, arraché les parpaings comme il a déterré les arbres, réduit les constructions en débris dérisoires. Un jour ou l’autre, l’océan aura le dernier vacarme.

11 mai 2020, Étang Salé

Après ces moments de vie « intérieure », de temps suspendu, voici le retour au temps de tous, avec, sous nos yeux la vie de tout le monde et voici la nôtre, exposée à tous, après le repli, les confidences, les interlocutions complices, le dialogue avec soi-même, le sentiment dérisoire d’être des privilégiés de la pensée, de la parole. Ce temps de stase a donné sa place au silence, à la « vraie vie », à la lenteur, à la relation à la nature, nous a – me semble-t-il, dégagés des artifices. Masqués, dissimulés et ridicules avec nos masques, nous sommes sans doute plus authentiques, plus vrais. Les masques font tomber les masques : aller à l’essentiel. Difficile de bavarder avec un masque, de minauder, de susurrer, pas de rouge à lèvres, pas d’anneau dans le nez, ni de moustache conquérante ou en tout cas, pas visibles. Pas de paroles en aparté. Sans doute c’est triste d’être ainsi amputés d’une part de la communication, oh, le sourire, comment le faire encore plus brillant, avec les yeux bien sûr ! Et les gestes complices, tapes sur l’épaule, mains qui se touchent, bras tendus, joue offerte ? Nous trouverons le moyen de vivre et d’aimer, bien sûr, de le dire, de le faire sentir.

« La vie passe à la vitesse d’un cri d’oiseau. Et puis il y a cette lenteur hypnotique des nuages. »
CB

19 mai, Villeneuve

[à Izabel, Saint Denis La Réunion]
Ce jour mistral froid sur ciel bleu acier.
Depuis que nous sommes rentrés, je pars chaque matin marcher au Rhône, tant la marche du matin-tôt est devenue vitale. Trop froid ce matin. Mais, ce mistral, quel superbe balayage de feuilles, de nuages, de poussière. Tout est net. « Net comme un tournesol », comme dit Pessoa.
Les genêts courent partout sur les remblais, les haies, le jaune éclabousse le vert.
En bas, sur le pavé, la vie va, avec ses petites vieilles masquées qui trottinent, apeurées, sur les trottoirs. Avec ces jeunes qui exhibent leur vitalité en riant fort, en s’habillant sexy.
Et ce silence, qui fait plutôt du bien, à la place des voix alcoolisées débordant des terrasses.
Nous irons, ce soir encore, observer Vénus. La planète-la nôtre- est si petite, qu’on a beau tracer pendant 12 heures dans un avion, le même spectacle s’offre à nous : nuages roses, voiles du couchant, et Vénus juste au-dessus du soleil à peine disparu, Vénus plein phare […]
La beauté de Vénus est sereine. Elle nous apporte la plénitude. Non loin d’elle, on réussit à voir Mercure, la petite blanche, juste un point. Toutes les nuits, nous continuons à regarder les TROIS REINES alignées, Jupiter, Saturne et Mars. La « grosse brillante », la « lourde lointaine » et la petite rouge, comme je les appelle. Vers 4 heures le matin.
Elles sont visibles à la même heure qu’à la Réunion, les trois. Au-dessus des maisons…
Quand on se règle sur les planètes, il y a peu de changement, si ce n’est que désormais j’ai de moins en moins envie de me lever à 4h et que l’horaire de l’apéro est décalé. 21 h au lieu de 18h ( !)Et je sens refluer mon énergie.
Allons, c’est l’univers qui nous porte.

[…]

28 mai, Villeneuve

Plongée dans la poésie. Après Cheng et Bobin, nos figures tutélaires du confinement, voici retrouvé Yvon Le Men. « Le poids d’un nuage ». Oui, cela je l’ai vécu, cette légèreté de l’air, ces merveilleux ciels couleur dragée, ce bonheur des mots dans un temps suspendu.

Et ce matin où la lune s’étalait de l’océan attendant l’arrivée du soleil elle m’a fait danser de bonheur.

29 mai, Villeneuve

Poème pour mes amis – d’ici et de là-bas.

La Terre tourne
autour de ses couleurs
Les palmiers vivent sous mes paupières
J’attends que se lèvent les voiles
or et rose de l’aurore
que le sable sous mes pieds crisse
Au premier chant de tourterelle
je boirai le soleil
les rayons
m’irriguent de lumière
ils entrent à l’extrême de l’être
la Terre tourne
et de mes poumons frêles
j’aspire ses couleurs

Les deux premiers vers sont extraits de « Le poids d’un nuage » de Yvon Le Men, p 127, Bruno Doucey, 2017

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