4 – La cage

Voilà, midi, fait chaud, je passe à pied devant la clinique du Parc. Sur le perron, une  vieille femme pas capable de descendre seule les trois marches – pourquoi des marches à un perron de clinique ? –  d’un côté, un infirmier en blouse, de l’autre un homme, son fils, probable, soutiennent comme ils peuvent. Prennent des précautions, les hommes, pas le droit de la casser entre clinique et taxi, cinq mètres, ça va pas vite.

Moi, je regarde, ça me chavire, me voilà dans ce corps perclus, abîmé, hors d’usage, plein du  désir que ça s’arrête : à quoi bon passer des radios, des scanners, s’allonger, se relever, réveiller toutes les douleurs sous prétexte de les soigner, comme si on aller durer, à quoi bon prendre un taxi, des risques, quel est l’enjeu désormais ? Mais, accaparée par la douleur du corps ( la hanche le dos les reins) , la machine à penser tombe en panne. L’infirmier, il s’efforce de viser les marches, c’est bientôt l’heure de la pause, est-ce que ses cigarettes sont bien dans sa poche de blouse ? merde, restées dans ma veste, le fils, ça  grommelle à l’intérieur, encore une demi journée foutue, comme si sa sœur…

Je me siffle : allez,  retour vite fait, je me tire les oreilles virtuelles, je me morigène, je m’admoneste, comme on voudra. T’as encore mal fermé la porte de la cage. Et c’est de ma faute, moi, si c’est pas hermétique, pas étanche comme chez vous ? … Ma faute si je suis ouvert, poreux…

Allez, plus vite que ça,  je me chasse de chez la vieille, je m’évacue des pensées de ces deux tordus, ça fait trop mal, je continue sur le trottoir, en plein soleil, ça y est, maintenant  je vais croiser un couple, voguant dans son indifférence, la fille, elle fait pitié,  ce qui m’hypnotise,  c’est son nombril, dissimulé sous le ticheurte, nombril saillant, une boursouflure sous le tissu rose tendu par un bourrelet, vaguement répugnant, elle marche lentement, pied gauche qui rentre à l’intérieur, sa chaussure lui fait une ampoule au talon, sueur au déodorant vanille Casino –  écœurant –  son souci, on lui a volé son mobile, elle remâche tout ca tout ce qu’elle aurait dû faire pour qu’on lui vole pas, elle bute sans arrêt contre l’irréversible ( elle n’appelle pas ça comme ça ) vraiment, elle ne pense pas vite, de temps en temps, elle sort quelques bribes de mots au gars qui l’accompagne. Non, là, chez celui-là, je n’irai pas, j’évite de me retrouver sous les lunettes de soleil à deux balles, je sais bien qu’il ne la désire plus, qu’elle, elle le sent, je fatigue derrière le regard intérieur de la fille, regard opaque et son mal de crâne, si seulement son copain pouvait lui dire que …

Voilà maintenant un môme dans sa poussette qui braille sans personne pour écouter sa détresse, tellement occupés d’eux-mêmes, c’est-à-dire de rien, les parents. Abandon insupportable pour qui ne connaît pas le sens de « tout à l’heure » , « attends » comme ils disent tout le temps.

Pourquoi faut-il toujours que la cage s’ouvre sous la pression de la compassion ? Encore un sale tour de mon éducation chrétienne. Pourquoi, je ne peux pas me retenir ?

Et si je n’arrivais pas à revenir ?

Si je restais prisonnier de ce tourbillon dérisoire autour de l’Orange dérobé ? Si je n’arrivais plus à m’arracher au ticheurte rose tendu sur la peau coulante que quelqu’un ne désire plus? Si je redevenais un bébé grognon sanglé dans sa poussette chromée ?

Si je ne pouvais plus réintégrer ma jolie cage environnée d’abdos bien lisses, couverte de peau brune et douce, coiffée d’une cervelle performante, protégée par une vigoureuse tignasse ?

Imagine un peu, terminer en môme de la cité, avec trois cents mots à ma disposition pour exprimer ma rage et ma richesse intime, en victime d’une tournante, ou finir en grabataire avec trente jours d’agonie en perspective ….

Je te fais pitié, mon doug ? Alors, un effort, fais pression sur la tienne de cage, appuie fort de l’intérieur, laisse s’ouvrir, allez, de l’air, fais respirer ton moi astral, oxygéne-toi  l’aura, je t’entends, tu es du genre à  tout le temps en train de dire des trucs comme ça : moi, à ta place, moi, je serais toi … Allez, vas-y  voir, à ma place. Fais sauter la porte de la cage. Je ralentis la marche, je passe à l’ombre, t’es prêt ? Je t’attends.

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