Sans ménagement

Quitter cet appartement s’impose : Anabel en a trouvé un autre, idéalement placé, plus proche de la mer. Il faut donc déménager. Elle prend en charge ce qui me parait une corvée assommante. C’est l’occasion de changer, dit-elle, d’éliminer (éliminer quoi ?) et puis, avec cette entreprise qui nous livre des cartons spéciaux, c’est facile.

Elle commence par le plus basique des rangements, enfin c’est ce qu’elle affirme : les livres. Il suffit de les placer bien à plat dans les plus petits cartons. Mais quand elle doit tout étiqueter et mettre en liste,  elle se heurte à la question du classement.

Ce n’est pourtant pas la bibliothèque de Babel, presque infinie, imaginée par Borges. J’ai l’habitude de laisser mes livres dans l’ordre d’acquisition, je n’en ai pas beaucoup et moi, je les retrouve toujours.

Je les classe par ordre alphabétique, déclare-t-elle. Tu aurais dû faire cela plus tôt.

J’ignore le reproche.

Pas de problème.

Mais faut-il séparer les essais des romans ? Regrouper les polars ? La SF ?

Elle a vécu jusque là sans se poser de pareilles questions et tout d’un coup, c’est une affaire prioritaire. Comme c’est moi le lecteur de SF, je suggère que le brocanteur peut venir se servir. J’ai tout lu, on donne.

Elle se range à mon avis, pour une fois.

Désormais elle est résolue à se débarrasser du « superflu ». C’est parfois indécidable, forcément. Terry Pratchett est-il « superflu » et par rapport à qui ? Est-ce que je garde Borges plutôt que Balzac ?

Et tes livres professionnels ?

Ecoute, Anabel, tout ce qui est pro, je peux le consulter au bureau ou sur mon disque dur, les classiques, ils sont sur mon e-book et je ne les lis jamais, alors … on les abandonne, ce sera moins de travail pour mettre en caisse.

Et si je me débarrassais de mes romans sentimentaux ?

Bonne idée.

Comme je la vois porter un dernier regard hésitant sur sa collection de Guillaume Musso, je m’abstiens de tout commentaire.

Elle dresse la liste des survivants. Moi je vais faire un tour. C’est trop pour un samedi.

Quand je rentre, elle a attaqué les verres.

Elle s’est emparée des cartons garnis de petites cases où l’on peut déposer sans crainte le plus fin cristal. Elle sort tous les verres des placards, les range, referme, scotche les cartons.

On dirait qu’elle y prend goût, au déménagement organisé. En attendant, il nous reste pour boire, à chacun, un verre à moutarde.

Je lui rappelle que ma sœur et son mari viennent dîner dans trois jours.

Ah, il reste les tasses du petit déjeuner, on pourra les prendre.

Qu’importe après tout. On peut  reporter le dîner, je ne vais pas lui gâcher son plaisir.

Et pour boire mon whisky dans un verre convenable, il y a le Navy’s Bar. A deux pas de mon bureau.

A mon retour Anabel est occupée à placer sur chaque boîte une étiquette autocollante et préremplie – matériel également fourni par l’entreprise – où l’on coche la case  «vaisselle», «outillage»,  «appareils électroménagers» … ainsi que le lieu  où la boîte doit être déposée : « salon », « bureau » « chambre 1 » « chambre 2 », et ainsi de suite.

Finissons-en avec la vaisselle.

Elle exhume l’argenterie et la porcelaine en ouvrant le buffet à deux battants.

En émergent alors des quantités de choses dont j’avais oublié l’existence : deux ou trois soupières, une quantité de saucières, des fourchettes à huîtres, des porte-couteaux guillochés, des chandeliers, des plats en argent, ou assimilés. Elle semble perplexe.

Nous n’avons pas besoin de tout cela.

Je suis bien d’accord.

Elle enveloppe certaines pièces avec soin grâce aux emballages fournis par l’entreprise de déménagement. Souvenir de ma grand-mère, de ma tante, cadeau de mariage. Le ton est interrogatif. J’avoue que je ne prête qu’une oreille distraite à cette litanie.

Tout d’un coup, me voici envahi par le souvenir du papier journal froissé qui emballait mes tasses, il y a une quinzaine d’années. Du temps où déménager n’était en rien sophistiqué, quelques copains, une camionnette de location, une matinée à rigoler ensemble dans des escaliers étroits, un parfum de liberté.

Maintenant, c’est rationnel et quasi scientifique.

Sa manière d’examiner chaque pièce de vaisselle l’est aussi : en cas de fêlure, c’est pour le vide-ordures, on ne va pas garder des assiettes ébréchées. Elle trie, elle jette, et finalement elle se réjouit de voir disparaitre tout notre quotidien dans des cartons ou dans la poubelle. Très bien.

Plus tard dans la nuit, par les soins d’Anabel – qui est grande et forte – les meubles sont poussés «pour les regrouper». Simplifier le travail des déménageurs quand ils viendront, leur éviter des erreurs préjudiciables à notre patrimoine et contempler avec satisfaction la place nette.

Si elle le dit…

Tout de même, je fronce les sourcils. Mon fauteuil préféré, près de la fenêtre, là où j’ai vue sur le Port au point de me prendre parfois pour Neruda contemplant Valparaiso du haut de sa colline, mon fauteuil préféré est exilé dans la buanderie. J’ai même entendu parler de «déchetterie» à son propos.

Allons, il y a aussi des fauteuils profonds au Navy’s Bar. Et le parfum de mon cigare ne la dérangera pas.

C’est étrange comme le passé resurgit à cette occasion. J’adore l’odeur du cigare, m’avait- elle confié lors de notre première rencontre. Elle-même n’allumait-elle pas un cigarillo ?

Maintenant elle déteste ça.

Pour les vêtements, l’entreprise a livré des penderies portatives, équipées de cintres, d’étagères et même de tiroirs. Les manteaux, les tailleurs, les costumes, les robes s’y insèreront sans dommage. Et les souliers trouveront l’habitacle qui leur est réservé. S’ils résistent à l’examen.

Car Anabel en profite pour abandonner tout ce qui, dit-elle, encombre inutilement. Un grand tas de vêtements est posé sur le sol de mon bureau, destiné au Secours Populaire. Je ne peux lui faire grief d’abandonner son justaucorps rose, des converses rouges et autres nippes qui évoquent des déguisements de carnaval. Mais mon cher vieux pull irlandais ?

Par prudence, à cause de l’épisode des verres, j’ai enfoui dans le coffre de ma voiture deux chemises, un costume et mon jean préféré.

Déménager, déclare Anabel, c’est l’occasion de faire peau neuve. Dépouiller le vieil homme en nous. Voilà qu’elle cite le Nouveau Testament. Ce n’est pas dans ses habitudes. Mais soit. Preuve qu’elle a bien assimilé les livres.

Je déserte un peu la maison,  à cause des caisses entassées dans mon espace vital et, je l’avoue, la philosophie de Paul de Tarse revisitée par Anabel m’insupporte.

Mais, le jour suivant, voici une opération délicate qui requiert ma présence : la mise en caisse des bibelots. Pour moi, les objets de décoration, tout cela, c’est pure inanité, je la croyais cependant attachée à certains «souvenirs».

On commence par débarrasser les étagères et le dessus de la cheminée, ensuite il s’agit de vider les tiroirs, farfouiller dans les placards, rassembler ce qui traîne dans les coins sombres.

Allez, aide-moi à trier. Courage : lampes à sequins, statuette de Pan, horloge à coucou, chat de porcelaine, girafe en raphia, coffrets à bijoux, gondole à musique, breloques en onyx, chinoiseries de chélidoine, c’est incroyable le nombre de bricoles que l’on peut entasser. On les élimine ? J’acquiesce.

Et voici, sortie du fond d’un tiroir, la flèche que tira Cupidon le jour de notre rencontre : elle est tordue, elle a perdu ses plumes. Poubelle.

Et l’éclair bleu de notre coup de foudre ? Terni, à dégager.

Entre porte-encens tibétain, cendrier de jade et boule de cristal, nos noms gravés sur l’écorce d’un platane ? Usés.

Nos  lettres d’amour ? L’encre a pâli depuis le temps, promesses intenables, romantisme passé de mode.

Et les photos, on ne s’y reconnait même pas, va-t-on s’encombrer de photos aux couleurs passées, à l’âge du numérique ? Et ces babioles obsolètes comme l’air de Paris au printemps, le soleil levant sur Marrakech, un château de sable, des girofles de Zanzibar, la mer Egée, l’odeur du tilleul sur la promenade ?

A dégager. Tout doit disparaitre.

C’est épuisant, ce «nettoyage par le vide», comme elle dit, et sa voix résonne bizarrement dans l’appartement sonore.

Allons prendre un verre au Navy’s bar, je propose.

Mais Anabel veut les terminer, ces préparatifs de déménagement. Terminer ce soir. Ou à l’aube. Elle s’entête, allons encore un effort.

Il reste un matelas dans notre chambre, et, faute de verre au Navy’s bar, je vais pouvoir m’y allonger pour dormir. Je suis tellement fatigué que je m’endors tout habillé.

Anabel finit par me rejoindre. Je sens vaguement qu’elle m’enlève mes vêtements. Est-ce une promesse de plaisir ? C’est toutefois sans hâte et, semble-t-il,  sans intention érotique. Je laisse faire. Veut-elle ranger mes habits ?

Quand je suis nu, elle me fait  lever et me pousse sans ménagement  dans le couloir vide et sombre – elle a déjà retiré toutes les ampoules – Elle ouvre la porte d’entrée, me pousse un peu plus fort et referme la porte avec fracas.

A dégager.

Expulsé, comme le jour de ma naissance.

Une chance qu’elle ne m’ait pas porté à la déchetterie.

Je suis nu sur le palier. L’aube  pointe à peine. Un vent frais arrive de la mer jusque dans notre immeuble. Je frissonne.

Au loin  mugit la sirène d’un  paquebot en partance. Pour un peu, je me croirais à Valparaiso avec Neruda. Ou emporté à travers la pampa comme Borges, vers le sud.

Des ailes me poussent. Mes poumons se défroissent, se remplissent d’air, ma poitrine s’élargit, ma bouche s’ouvre, de ma gorge déployée surgit un cri.  Peut-être qu’on l’entend jusqu’au port, c’est un cri de la libération.

Mes chaînes craquent. Mes voiles faseyent, s’élancent, se gonflent.

Ah oui, quitter ce lieu s’impose, il était temps.

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