Ma petite voix

Putain de botton ! Voilà, c’est la première fois que j’ai entendu ma petite voix : elle a dit : putain de botton. Et moi je suis resté interdit, je veux dire interloqué, surpris, quoi. J’étais dans une rêverie délicieuse, mon dos sur une étoffe moelleuse, à mes lèvres un goût sucré, la salive inondait agréablement ma langue, gisant dans une humidité tiède et voluptueuse, mon pénis tour à tour s’amollissait et se tendait lestement, tandis qu’une lumière à peine blanche, comme un spray diffusant ses gouttelettes, vaporisait mes paupières.
Le monde était lisse, confus et tendre, totalement indicible. Mais quelque chose n’allait pas, que je ne savais identifier. Une démangeaison, presque une brûlure, à mon pied gauche, gâchait le caractère nirvanesque de l’ensemble. Putain de botton, ça gratte, dit la petite voix et je m’émerveillai de son vocabulaire. Des mots sur mon malaise, ça allait déjà mieux. Vous savez ces petits chaussons mous, qu’Ils nous mettent aux pieds, Ils appellent ça des bottons. Ridicule. Bref, ça grattait, ça coinçait, ça m’importunait.

Incapable de faire gicler de mon pied l’abominable botton, je me mis à pleurer.

Pas comme ça, dit la petite voix : tu chouines, comme ils disent, tu couines, tu pignes. Non, gueule un grand coup, franchement, braille, hurle, fais toi entendre, et tu verras, Elle va surgir. J’obtempérai. Aussitôt elle arriva, étonnée, un peu anxieuse. Incapable d’une quelconque observation.

Ce jour-là j’ai compris comment Ils fonctionnent. Savent pas voir. J’exhibais mon pied pourtant, je secouais furieusement le botton. Mais elle ne regardait pas : elle faisait des hypothèses dans sa tête. Je n’existais même plus : elle passait en revue tout ce qui PEUT bien faire pleurer UN bébé. Quant à moi, son Jérémie, elle ne me regardait pas une seconde, ou alors seulement le visage, car quand Ils vous regardent le visage, ils croient qu’Ils vous voient. UN bébé pleure parce qu’il a besoin d’être changé, dit-elle. Exécution. Adieu la délicieuse humidité. UN bébé pleure parce qu’il a faim : le sein. Je le prends, je le mords, je le boude, j’ai pas faim. Nouvelle hypothèse : UN bébé pleure parce qu’il a la colique.

Pffff, dit ma petite voix, aucun sens de l’observation. La simple attention à l’Autre, la recherche d’une communication basique et basée sur l’échange de regard : rien. Est-ce qu’elle écoutait sa petite voix ? En avait elle une, au moins ? Pas sûr. Et si elle en avait une, la sienne et la mienne – car cette voix était mienne, sans nul doute – n’ont pas fait connaissance.

Putain de parents, dit ma petite voix. Z’appellent leur môme Jérémie, et après s’étonnent qu’il se lamente. Aucune culture. J’acquiesçai. Avant de sombrer dans le sommeil, épuisé, les cordes vocales douloureuses, les poumons enflammées, la sueur au front.

Au réveil, le botton avait fini par s’éjecter de mon pied et ma petite voix reprit : si on racontait une histoire ? Ma petite voix à MOI, à moi, JEREMIE, pas la petite voix de UN bébé. Une histoire ? Evidemment quelle bonne idée, essentielle même, au sens littéral du terme.

Ma petite voix ne cessa jamais de me raconter des histoires. Il fallait bien. Elle, elle arrivait avec un livre tout mou, et elle commençait : Petit Ours Brun va se coucher, en prenant le ton le plus niais possible. Petit Ours Brun met son pyjama, Petit Ours Brun va à la crèche, Petit Ours Brun vide son pot. Voilà le niveau. Affligeant, disait ma petite voix. Putain de Petit Ours Brun.

Souvent Elle ne faisait pas attention à ce qu’elle lisait, ni à moi, d’ailleurs, aucune prise en compte de mes réactions, Elle était concentrée sur elle-même, sur sa tâche de Mère Exemplaire, oubliant jusqu’à mon existence, au profit de SA fonction. Il FAUT lire des histoires aux enfants. Exécution. Tu as de la chance, commentait ma petite voix en guise de consolation, pendant que Petit Ours Brun rangeait ses pantoufles, la tienne au moins, elle s’applique, il y en a qui ne font que gueuler des ordres et aboyer avec colère.

Petit Ours Brun va à l’école. On se demande, disait ma petite voix, s’il existe un libre arbitre, et, si oui, où commence-t-il ? Ainsi, toi, as-tu décidé de venir au monde ? Et pourquoi à cette date ? En ce lieu ? Pourquoi chez ces gens-là ? Si tu n’as pas souvenir de ce projet, qui l’a fait pour toi ? Y a-t-il une intention préexistante ? Mais ce ne serait pas toi qui programmes, mon daïmon ? que je lui rétorque. Pas du tout, dit la petite voix, je suis arrivée en même temps que toi. Oui, mais quand ? A quel stade ? Morula ? Embryon ? Foetus ? A quel moment mes neurones sont-ils devenus opérationnels ? Et AVANT ? Où étais-tu, avant ?

Tu ne vas tout de même pas croire à l’âme, à la réincarnation et à toutes ces fariboles ? Mais alors, qu’est-ce que le hasard ? Quelle est cette entité qui mélange les gènes, brouille les formules et produit des êtres si dissemblables et aux destins si différents ? Destins ? Qui te parle de destin, de fatum ? Pourquoi pas la Providence, tant que tu y es ? Et ça continuait comme ça jusqu’à la fin de la sieste.

Au square, au square, claironnait-Elle, avec la voix suraiguë qui m’était réservée. Sa voix était en effet plus grave d’un ton et demi quand elle s’adressait à ses pairs. Et hop, sur le toboggan, mon Jéjé, a pas peur ? A pas trop peur, mon lapin ? J’étais vite saturé. De la glissade sisyphesque on passait au bac à sable – pas dans la bouche, attention c’est sale- et aux praticables : oh la la tu VAS tomber. Il fallait bien lui faire plaisir. Tu vois, je te l’avais bien dit, triomphait-elle. Arrête de pleurer, pourquoi tu pleures tout le temps comme ça, tu me fais honte, t’es méchant, méchant garçon, Jérémie. Putain de square.

Et le soir, je disais : pourquoi suis-je MOI, Jérémie Santeuil, et non Mélodie Charmont, la voisine du dessus ? En quoi consiste mon identité ? Suis-je programmé par mon prénom ? Par mon patronyme ? Et par ma lignée ? Qui est ce moi que je découvre dans le miroir ? Y a-t-il un moi invisible ? Un noyau qui me constitue ? Suis-je en mesure d’en maîtriser la construction ? Es-tu bien sûr de tes propres perceptions, répondait ma petite voix, qu’entends-tu au juste par identité ? N’es-tu pas simplement en train de répéter ce que dit la doxa ? Putain d’identité.

Sans ma petite voix, j’aurais été totalement décervelé. Chaminou, Gros Câlin, Lapin Bleu déployaient leurs aventures moralisantes et obligatoires dans un univers coloré au pochoir et orné de guirlandes de Noël. Pendant ce temps-là, je réfléchissais à la communication. Par exemple, lorsqu’Ils posent une question du genre : alors c’était bien l’école ? ou : c’est bon le goûter ? Ils n’attendent jamais la réponse, ils passent tout de suite à la question suivante, dont ils donnent eux-mêmes la réponse, puis se désintéressent de l’interlocuteur, bref, n’écoutent jamais rien. Ils n’entendent que ce qu’ils ont programmé, prévu, anticipé, ce qui les arrange. C’est pareil entre eux.

Ecoute-les, dit ma petite voix : l’un débitant une anecdote interminable, l’autre piaffant d’impatience en attendant de caser le c’est comme moi qui lui permettra de reprendre l’avantage et de plastronner à son tour. Ils appellent ça une conversation.

L’idée qu’ils se font du dialogue ne correspond évidemment pas à la mienne, je veux parler du dialogue avec mon daïmon. Mais eux ! Quel que soit le thème abordé, des nuages qui arrivent par l’ouest et du temps qui se gâte, des placements tout à fait sûrs et nets d’impôts, des logiciels et des ciels de lit, des bases de données, des achats de mots-clés, des ceintures et des petits tops qui se portent comme ça maintenant, du front office, de la pâtée Chiendur qu’est moins chère par douze kilos chez Al Campo. Ils causent. Ils utilisent les mots par empans, en phrases toutes faites, en prêt-à-parler. Ca fait du volume, pas du sens, ni de la sensualité, ni de l’amour, rien que du flux verbal qui meuble la solitude, un bruit rassurant, sans ça ils risqueraient d’entendre le froissement flippant des galaxies.

Avec ma petite voix, on discute de la théorie des cordes, des trous de matière noire et des univers chiffonnés. N’allez surtout pas taxer ma petite voix d’austérité ou d’excès intellectuel : elle m’aide aussi à développer mon imaginaire. Ainsi la circumnavigation en Méditerranée, les aventures insulaires du héros grec, les travaux d’Hercule, la pomme de discorde, l’histoire d’Enée qui trimbale son père sur son dos, fuyant Troie en flammes pour aller fonder la Ville, tout cela nous amuse beaucoup, ma petite voix et moi : des variations sans fin sur des trames quasi inusables, des gaudrioles ou du pathos, tous les registres sont bons pour nos affabulations. Putain de mythes.

A quoi tu penses, qu’Elle me dit parfois, car Ils n’ont aucun respect de l’intimité. A quoi tu penses, tu dis à maman, mon Jéjé ? Je lui réponds : à rien. Ca lui va. Pour lui faire plaisir, je peux dire : à Ratatouille ou à Bambi. Ah, c’est bien, ça, qu’elle répond, machinale.

Un jour, je lui ai dit : voilà, je pense que je préférerais mourir avant d’être vieux.

Ah ????? Mais où il va chercher tout ça ? Mais où ? ça alors !!!

J’ai dit : c’est ma petite voix, mon daïmon, quoi. Mais elle n’écoutait plus, elle était occupée à dire : tu te rends compte, ce qu’il m’a dit, Jérémie, ça alors – elle mettait le ton pour répéter mes paroles, on se serait cru au théâtre de boulevard – voilà ce qu’il m’a dit, Jérémie, à cinq ans, je n’en reviens pas. Mais en réalité elle en revenait très vite, elle était déjà passée à autre chose.

Tu entends, dit ma petite voix, comme elle t’utilise pour sa gloire, sans te proposer le moindre droit d’auteur, elle a besoin de toi pour son auto-promotion, alors arrête, avec les mots d’enfant, tu lui fournis des sketches et tu aurais vite fait de devenir cabotin. Tu vois bien qu’elle ne mord pas au dialogue. Putain de mots.

Avouons-le, ma situation était aporétique. Il n’y avait rien à attendre d’Eux, de leur cervelle calcifiée, de leur affectivité sclérosée, trop tard, tout se joue avant six ans, comme ils disent, l’air expert, le doigt en l’air, les yeux aux ciel. S’ils continuaient à m’abrutir avec leur langage indigent et leurs albums pour enfant, je serais crétinisé bien avant six ans.

Je souhaitais par-dessus tout savoir s’il existait d’autres petites voix. Chez me pairs ? J’imaginais les petits daïmon tout neufs, tournant à plein régime, se morfondant parfois de ne pas multiplier les échanges, car, comme vous le savez sûrement, c’est improprement que l’on parle de dialogues chez Platon : en réalité il s’agit de polylogues, c’est-à-dire de conversations. Criton, Phédon, Cratyle interviennent tour à tour.

Restait à trouver le moyen de les brancher ensemble, les petites voix.

Me voici donc en train de me coller à Donovan, à Nissane, à Bénédicte, à Farida : approcher ma main, ma tête, me caler sur leur souffle. Toutes les stratégies sont à essayer, après tout. Le mieux, c’est de s’asseoir côte à côte et de pratiquer une respiration calme, en se concentrant dans le silence. Mais allez tenter cette expérience dans une cour de récréation ! Impossible de les fixer quelque part, leur activité brouillonne ne s’arrête jamais : quand ils bougent, c’est dans tous les sens, et dans leur cerveau, ça grouille en désordre. Je me suis fait inviter chez Alissone, histoire de la saisir au repos. Sur le canapé, tandis qu’elle mâchouille un tissu sale, je tripote à tout hasard une oreille arrachée à un nounours, pour lui donner confiance. Je me mets à l’écoute, ma petite voix réglée sur le mode télépathie. Seulement elle, Alissone, est branchée sur écran : les Tofou, Dragon Boster, Galaktik Zouzou et Atomic Beety prennent toute la place. Où peut bien se réfugier sa petite voix ? Dans quel repli intact a-t-elle élu domicile? Comment s’accommode-t-elle de la compagnie de Woofy et des frères Koala ? Est-ce que Yakari s’entretient avec Zoé Kézako ? Elle m’a proposé un jeu, on a changé d’écran, mais son perso a désintégré le mien en un clin d’oeil, sans le moindre échange. Tu perds ton temps, m’a dit ma petite voix d’un ton attristé.

Putains d’écrans.

Ah, dit ma petite voix – et j’ai trouvé qu’elle avait une sonorité curieusement étouffée – c’est pourtant la seule alternative au désastre : que les enfants restent poreux à leur vie intérieure, continuent d’écouter leur daïmon en grandissant, lui laissent un peu d’espace, au lieu de la remplacer par des dogmes, des truismes et des clichés. Préserve ta bulle, Jérémie, laisse causer le daïmon. Elle a ajouté : dépêche-toi d’apprendre à écrire. Putain d’humanité.

Malgré leurs efforts pour me ralentir, j’ai appris très vite. Au début, Ils voulaient absolument me cantonner dans les bôdessins, comme ils disent, mais peu à peu mes bôdessins les ont inquiétés, par leur facture comme par leurs thèmes : rien d’exceptionnel ni de bien neuf pourtant, si l’on connaît un peu Brayer ou Bellmer, parfois même je frisais le plagiat. Ce n’était pas du tout de leur goût. Je ne dessinais pas assez de maisons, ni assez de voitures. Un bonhomme têtard les eût rassurés. Putains de bôdessins.

Alors j’écris et je lis : sur papier – mais Ils n’ont presque rien – sur écran, j’essaie de trouver ce qui me plaît : Aristote, Nietzsche, Levinas, L’Education sentimentale, Ulysse, La Recherche,Voyage aubout de la nuit, Le nom de la Rose. Mais sur l’écran, je n’en trouve que des morceaux. Les dialogues avec ma petite voix cependant s’enrichissent. Elle me suggère parfois un pessimisme qui entre en conflit avec mes pulsions vitales. Arrête de faire le professeur de désespoir, que je me défends, envie de m’éclater, moi ! Putain de pulsion, qu’elle répond.

Je chante. Ils aiment ça mais c’est comme pour les bôdessins, il leur faut des ptitechansons, pas d’aria ni de cantate. Ma petite voix a l’oreille absolue. Quelle chance. Je peux chanter n’importe quoi. Pour Eux n’importe quoi c’est Une poule sur un mur. Pour moi c’est Mille e tre. Je peux faire un excellent Leporello et enchaîner avec l’air de Zerlina. Ils m’assourdissent avec leurs ptitechansons et leurs exigences d’exhibition. Suis-je un humain ou un mainate?

Enfin j’ai pu échapper aux squares débilitants, aux jardins bien peignés, aux plantes en pots, aux animaux en cage et en laisse. Nés en prison, ils sont par avance décérébrés et réduits au silence. Un jour, j’ai rencontré les arbres. Un aulne blanc, au bord de la rivière, lumineux, communiquait avec l’eau. Puis un balbutiement : la voix du saule. Je sentais que les saules étaient contrits et même blessés. A leurs côtés, des lysimaques à grandes fleurs jaunes explosaient de joie au soleil. Les massettes semblaient indifférentes. Puis j’ai entendu le bruissement d’un chêne, très vieux, avec une écorce chenue. Je l’ai touché, touché aussi les racines, puis caressé les feuilles. Et j’ai perçu sa petite voix. A priori, pas grand chose de commun avec la mienne. Les arbres n’ont pas de mots, pas de phrases, leur voix, intraduisible, vient de très loin. Que disait le chêne ? C’était de l’ordre de la sensation, à la fois doux et rude, jouissif aussi, comment dire, un peu comme ces moments du début de ma vie, en plus lucide. Et parfois, j’étais comme arraché à moi-même par la force végétale, balancé dans le cosmos, promené au-dessus de mon corps, avec la trouille de ne pas savoir y rentrer.

Je suis chaman, j’ai dit à ma petite voix. Non, JE suis chaman, a-t-elle répondu. Putain de toi.

Mes premières éjaculations sont venues au contact des arbres, quand après avoir collé mon oreille, puis tout mon corps à l’écorce je sentais l’énergie du ginkgo ou celle du catalpa qui répondait à ma propre vigueur et murmurait leur approbation. Je retournais toujours aux saules – j’évitais les pleureurs – je fréquentais les hêtres et les frênes. J’aimais aussi l’écorce des jeunes châtaigniers, l’épiderme rugueux de l’yeuse, les tohu-bohu du chêne liège. Par-dessus tout, la peau de panthère des platanes, qui se défait et se donne, claire et craquante. J’enserrais de mes bras cette peau sensible au parfum de terre, je rencontrais toutes les vies minuscules qui peuplent le pays sous l’écorce. J’appris à communiquer avec la fourmi-lion, la sauterelle verte, j’entendais chaque modulation du chant de la sittelle, je savais répondre à l’appel du pic épeiche. Et je souffrais de leurs mutilations, et même de leurs moindres écorchures.

– Tu serais pas un peu barré mystique, m’a dit ma petite voix, post-new age, rétro-écologiste ou néo-romantique ? Tu m’inquiètes.

Sensible, je lui dis. Simplement sensible. Capable d’attention et de vrai silence. Grâce à toi, j’ajoutais pour l’apaiser. Parfois ma petite voix s’enferre dans une forme de post-existentialisme dépassé. Au point que je me demande si ma petite voix est toujours une. Elle est parfois si contradictoire. Ai-je affaire à une polyphonie ? Qui parle le plus fort ? Comment s’organise sa pluralité ?

La réponse est venue très vite. Grâce à la fréquentation assidue de mon ami Barnabé.

Avant même d’être à l’écoute des arbres et, à vrai dire, depuis très longtemps, je jouais avec Barnabé. C’est le plus fidèle, le plus enthousiaste, le plus coopérant de tous les amis. Façon de parler : Barnabé est mon seul ami. Ainsi, comme l’écrivais Montaigne, je l’aimais parce que c’était lui, parce que c’était moi. Nous avions de longs dialogues et de brefs fous rires. Sa détermination, sa vivacité, alliés à une docilité commode, forçaient mon admiration. A cette époque, il était infatigable. Son actvité m’émerveillait en même temps qu’il se révélait un interlocuteur parfait. Le monde de Barnabé a très souvent été évoqué dans la littérature, c’est même un sujet inépuisable. Barnabé connaissait le secret révélé par Diderot : le langage des « bijoux indiscrets ». Et aussi certains monologues plus récents. De nombreuses voix de cet ordre, par chance, ont ainsi laissé des traces littéraires. Il tenta donc de prendre langue avec le bijou d’Alissone. Cette dernière était-elle trop immature ou déjà sourde ? Le bijou resta, me dit-il, totalement muet. Le bijou de Bénédicte lui envoya quelques signes difficiles à interpréter, ceux de Karim et de Camille émirent des vibrations confuses. Barnabé me raconta sa déception. Renvoyés à notre dialogue, nous échangions sans cesse, lui et moi, sur la question de Eros et Agapè et sur le thème du sexe et du genre.

-Je suis IL disait Barnabé. Manifestement IL. La preuve : tu m’as nommé Barnabé.

– Tu ne voulais quand même pas que je t’appelle Popaul ? Barnabé se vexa : il avait horreur de la vulgarité.

– C’est à cause de toi que JE suis Jérémie, disais-je. A cause de toi, me voici nommé, inscrit à jamais dans la moitié mâle du monde. L’ai-je voulu ? En suis-je satisfait ?

– Tu ne te confonds pas avec ton identité biologique, répliquait ma petite voix, ni avec un genre grammatical. Ce n’est pas parce qu’Ils disent « Il » que tu es prisonnier de cette identité. Tais-toi un peu, Barnabé, tu n’es pas tout seul. Le sexe masculin, c’est ton sexe officiel, c’est tout. Tu es tellement plus complexe que cette image reflétée par leurs miroirs. Sois toi-même, tu peux échapper à leurs étiquettes. Comment s’harmonisent en toi la part féminine et la part masculine? Quid du naturel ? Quid du social ? Et tes désirs ? Quelle est ta nature affective ? Ne te laisse pas programmer, disait ma petite voix. Putain de genre.

Barnabé rêvait sans cesse du joli coquillage d’ Alissone mais aussi des fesses rondes et douces de Donovan. Lui et moi, en disciple d’Onan, nous nous donnions du plaisir puis il s’endormait repu et confiant dans l’avenir. Parmi tous les avatars de ma petite voix, je dois dire que Barnabé était le plus cordial, le plus affectueux mais aussi le moins surprenant. Sacré Barnabé.

J’aimais ma petite voix en Schéhérazade, quand nous nous racontions des histoires ou des légendes à n’en plus finir, Gilgamesh, le Déluge, Hypérion, la Baghavad Gita, Lancelot du Lac. Lorsque Barnabé se faisait trop pressant, les histoires se transformaient en contes érotiques à la manière de Boccace ou de Bukowski. A nous les histoires comme celle de la Géante dans laquelle un homme s’aventure tout entier. Et tout le monde était content.

Hélas, ma petite voix parfois s’assourdissait et, à sa place, poussaient dans mes synapses des calculs, des programmations, des sondages, des évaluations, des courbes de Gauss, des graphiques et des grilles. Je ressassais même des regrets, voire des rancoeurs. Je ruminais de la pensée vaine et molle. Alors ma petite voix s’amuissait puis se taisait tout à fait.

Tu me fais la gueule, je disais. Pas de réponse.

Elle s’éteignait, me laissant seul avec une angoisse diffuse, un spleen sans tambour ni musique, pire que tout, un spleen sans mots.

Ses histoires devenaient moins roboratives et, de plus en plus souvent, elle s’interrompait, même la nuit. M’eût-elle laissé dans le silence, j’eusse été heureux : un merveilleux silence intérieur, mieux, une ataraxie, auraient fait de moi un méditant, un Krishnamurti, un nouveau bodhisattva. Mais c’était au contraire des bruits désordonnés, des parasites assourdissants qui la remplaçaient : histoires graveleuses, résultats de compétitions sportives, listes et litanies. Je me remplissais de chiffres, de noms, d’objets inutiles, de paroles remâchées, de marques commerciales, de numéros de téléphone et de matricule, d’étiquettes de rayonnages, mes visions, c’étaient des têtes de gondole, j’en étais bouffi, gonflé, goinfré.

Putain de gondoles, articulait faiblement ma petite voix qui ne m’offrait plus ces belles plages de musique intérieure comme du temps où je découvrais les arbres. Je percevais bien encore les murmures des platanes de l’avenue, j’entendais parfois les géraniums du voisin appeler au secours mais le coeur n’y était plus, et sans entraînement, il était clair que je ne serais jamais un disciple de Don Juan, un émule de Castaneda, un explorateur du Nadal.

Putain de Nadal, m’écriais-je avec force. Et ma petite voix haussant ses épaules virtuelles, s’enferma dans un mutisme hautain, me laissant en proie à d’abominables acouphènes qui obéraient toute tentative de pensée poétique.

Tu vois ce qui te reste à faire dit ma petite voix. Tu te souviens de ce que tu as dit au moins ?

– Sais plus

– Ah, c’était juste un mot d’enfant ?

– Non, bien sûr. Je suis vraiment comme Eux ?

– Non. Tu es l’UN d’EUX.

– Pas déjà ! Et puis je ne suis pas vieux.

– Tu crois ? Tu vas bientôt raconter des anecdotes, vivre pour le front office, les bases de données, les cotisations, les si j’avais su, la pâtée Chiendur, et ça oublie d’aimer.

Ma petite voix aimait bien citer Mickey trois D en alternance avec Le rire de Bergson. J’étais atterré.

– Tu veux aller jusqu’au bout ? Tu veux rester assis à jouer à Second Life, en attendant de voir Barnabé avec des cheveux gris tout mou dans un pyjama en pilou ? Tu veux te laisser achever par son cancer de la prostate ? C’est ça que tu veux au final ? Tu veux baver dans ta compote en petit pot et pisser sur ta robe de chambre en laine des Pyrénées ? La messe à la chapelle et l’urinal au dessert ? Tu n’auras même plus la force de te débarrasser d’un chausson qui gratte. Putain de chausson, tu pourras même plus articuler ça. Putain de chausson. De toutes façon, personne ne t’entendra.

Cynique, sadique ma petite voix me provoquait. Je tentai des manoeuvres dilatoires. N’y a-t-il pas une alternative à la déchéance ? Mourir avant, dit-elle. Mourir, c’est tout.

J’atermoyais. Tour à tour, je l’injuriai et la flattai. Rêvons ensemble. Encore une histoire, je disais.

– Qu’as-tu fait de toutes nos histoires ? Rien, n’est-ce pas ?

– Tout a déjà été raconté (j’étais à nouveau gagné par le spleen)

– Tu crois qu’on invente ex nihilo, peut-être ? Que Joyce a inventé l’histoire d’Ulysse, que Homère a imaginé ses histoires tout seul, que Shakespeare ignorait Chaucer ? Que Moby Dick a poussé directement dans la tête d’Herman ? Tout n’est que redites et répétitions ravaudées, rénovées, rafistolées, transposées par le dernier venu. A toi de jouer. N’aie pas de complexes. Et ta voix, tu l’utilises ta voix ? Et ton oreille ? Tu te souviens de l’air de Leporello ? Tu préfères Meunier tu dors ?

Je tentai de plaider. Etait-ce ma faute si j’étais encadré, noyauté, phagocyté par Eux ?

– Trop facile dit ma petite voix, en s’étranglant de rage.

– Alors que faire ?

– Je viens de te le dire : sois créateur, artiste, inventeur. Ne les écoute plus, bouche ton oreille absolue, sors ta langue, invente une métalangue, crève ton oreiller, lance des flammes, cesse d’être un robot, sois roboratif, balance tes salades, arrache tes entraves, crache de la lave, enfile Zarathoustra, déplume les anges, saute au plafond, grimpe aux mâts, passe le mur du son, mords toi le noeud, refais Le banquet, braille les Chants de Maldoror, fais-toi brailleur de fond, poseur d’écluse, lanceur d’enclume, réécris La Recherche, joue la Cinquième, repeins la Sixtine …

T’as tout ça à faire avant d’être vieux. Ad augusta per angusta . Suis ta voix. Trouve ta voie. Alors, Jérémie, c’est pour aujourd’hui pour demain ? Sois humain, quoi. Putain de toi, Jérémie.

Voilà, c’est la dernière fois que j’ai entendu ma petite voix. Elle a dit : putain de toi, Jérémie. Et moi je suis resté interdit, je veux dire interloqué, mais, in fine, pas tellement surpris.

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